Aux Frigos, l’amertume des artistes menacés d’expulsion par la Mairie de Paris
Dans ce lieu culturel du 13e arrondissement de Paris, un collectif d’artistes qui ne parviennent plus à payer leur loyer, lutte pour empêcher leur expulsion par la ville. S’ils croient peu dans les recours, ils espèrent « que ce lieu ne meure pas sans aucun bruit ».

© Pauline Migevant
Jusque-là, la procédure d’expulsion « n’a pas de visage ». C’est peut-être ça qui rend Claude* le plus amer. Un jour, en avril 2023, lui et d’autres habitants des Frigos ont reçu un courrier, tamponné par la Mairie de Paris : « Le conseil de Paris a décidé ». « En gros, c’est à ton tour d’être expulsé », résume-t-il. Le courrier annonce la résiliation de leur convention d’occupation, un bail commercial, et malgré leurs démarches, ils ne trouvent pas d’interlocuteurs. Pour lui, la Mairie de Paris est un « monstre avec lequel on n’a pas d’interaction ».
L’homme, 63 ans aujourd’hui, a contacté la direction de l’attractivité et de l’emploi qui l’a redirigée vers le Trésor public. Il n’a pu rencontrer personne. Les artistes concernés forment un recours en juillet 2023. La procédure d’expulsion, elle, est amorcée par la mairie en août de la même année. « Ils vont nous écraser, et ensuite ? », se demande Claude.
« Notre crime est d’avoir fabriqué cet endroit qui n’était rien »
Quand on arrive aux Frigos, situé dans une rue du 13e arrondissement de Paris du même nom, on voit un grand panneau blanc, avec le logo bleu de la Mairie de Paris, propriétaires du bâtiment depuis 2003. Avant, les lieux appartenaient à la SNCF. Abandonnés, les locaux frigorifiques avaient été investis dans les années 1980, puis transformés par des artistes en ateliers et lieux de vie.
On sait qu’on va perdre, mais on ne va pas partir sans avoir essayé de se battre. Histoire que ce lieu ne meure pas sans aucun bruit.
Rose
Dans l’atelier de Claude, on trouve un lit, des toiles adossées au mur et pêle-mêle, toutes sortes de petits objets, accumulés ces dernières décennies. L’homme, environ 70 ans, un béret blanc vissé sur la tête et les mains sur les genoux, parle de la procédure en cours. Il souffle : « C’est un suicide qui se fabrique. À petit feu, je me fous une balle dans la tête. » Entre ses pieds, un chat de gouttière zigzague, dénommé Wasabi. Claude vit là depuis 40 ans.
Rose, 27 ans, y est née. Elle a grandi ici et c’est elle qui a fondé le Collectif des frigos contre les expulsions, qui regroupe les cinq habitants menacés. L’eau, l’électricité, les évacuations : en un an son père, imprimeur lithographe, a construit son atelier, situé au rez-de-chaussée. Elle l’occupe aujourd’hui avec Max et Marius, plus discrets. Ils se sentent « héritiers » d’un lieu dont on leur a transmis l’histoire et qu’ils font vivre par le théâtre, via des représentations gratuites et des résidences pour les artistes.
Bien sûr, des questions se sont posées : contacter ou non la presse ? Qui mobiliser autour ? Que faire alors que d’autres sont dans des situations bien pires ? Et cette idée que, malgré tout, « on a été chanceux d’avoir ce lieu ». Pourtant, ils sont menacés d’expulsion sans aucune solution. « On ne bougera pas d’ici », assure Rose. L’audience devant le tribunal administratif de Paris a eu lieu la semaine dernière mais aucun des arguments qu’ils font valoir pour parler de ce lieu n’est valable juridiquement, alors qu’ils ne parviennent pas à payer leur loyer.
Rose veut rester combative : « On sait qu’on va perdre, mais on ne va pas partir sans avoir essayé de se battre. Histoire que ce lieu ne meure pas sans aucun bruit. » Claude renchérit : « Que la maire vienne nous chercher elle-même. Peut-être qu’ils trouveront mon cadavre. » Il ajoute : « Je ne sais pas si je pourrai vivre ailleurs. » Il a des doutes : ce lieu, son premier « chez lui » est à la fois son logement et atelier, c’est sa « chair ».
Rose sort des photos : on voit des grues, plantées dans une grande friche industrielle. Il y a 40 ans, le 13e ne ressemblait en rien à ce qu’il est aujourd’hui. Il n’y avait ni les entreprises et les immeubles de l’avenue de France qu’on croirait tout droit sortis d’un jeu vidéo, ni la Bibliothèque nationale et ses deux MK2. À Bercy, il n’y avait ni gare, ni salle de spectacle. « C’était un village abandonné avec des chats », se souvient Claude.
Gentrification
« Les Frigos, c’est un roman », explique Louise, sculptrice, 66 ans, elle aussi menacée d’expulsion, contactée par téléphone. Arrivée en 1991, dans le bâtiment, elle regrette l’époque de la SNCF. « Ils étaient beaucoup plus conciliants et essayaient de faire quelque chose pour que les gens ne soient pas dans des difficultés affreuses. » Si la procédure ne vise « que » quelques ateliers des plus de 90 que compte l’endroit, c’est estime-t-elle, pour « diviser les gens ». « Quasiment tout le monde a des problèmes de paiement mais ils ont choisi cinq personnes. Ils s’en prennent aux plus fragiles. »
De son côté, la Mairie de Paris explique par mail avoir réalisé auprès des différents occupants une mission sociale, des enquêtes individuelles et un accompagnement au relogement. « Seuls quatre occupants ont refusé les solutions apportées jusqu’à présent par la Ville de Paris, en dépit des différentes démarches engagées par cette dernière depuis 2017 (services sociaux, services du logement…). » « La seule proposition qu’ont fait les assistantes sociales, assure Rose, est de nous dire qu’on pouvait faire une demande de logement social qui peut durer 10 ans. Et quand bien même, un logement social n’est pas un atelier. »
Pour Louise, Paris est devenu un « supermarché à ciel ouvert », où tout s’est « gentrifié au maximum ». Depuis l’époque de la SNCF, son loyer a quasi triplé passant de 600 à 2 000 euros. En bref : « Les gens ont disparu et les artistes n’ont plus le droit d’être dans la ville. » La procédure est comme « une épée qui s’enfonce de plus en plus dans nos crânes ». À bientôt 67 ans, l’expulsion constitue, selon elle, « une mise à mort ».
« Je serai le prochain »
Dans un atelier du rez-de-chaussée, Jean-Michel Frouin, peintre, roule une cigarette. Face à lui, une locomotive, qu’il s’est démené à ramener de Pologne, construite par des déportés et des travailleurs forcés pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’avant de la machinerie, est écrit en russe « trophée de guerre ». Il pourrait parler des jours durant de l’histoire de cet engin, mais ce n’est pas ça qui le préoccupe aujourd’hui. Père célibataire, 3 enfants, l’âge de la retraite dépassé – « mais vous savez, la retraite des artistes… » – et 100 000 euros de dette, une somme à peine concevable.
Les gens ont disparu et les artistes n’ont plus le droit d’être dans la ville.
Louise
La locomotive a été offerte à la ville de Paris par la Direction régionale des chemins de fer sud de Pologne. Au fil des années, il n’a plus eu d’interlocuteur concernant le devenir de la locomotive. Jean-Michel Frouin a continué d’organiser des expositions. En 2022, il reçoit un courrier. La Semapa, société travaillant pour la Ville de Paris, qui s’était engagée à accueillir la locomotive et payer le loyer, a arrêté de payer, charge reposant désormais sur Jean-Michel.
« J’en suis à 100 000 euros de dette en deux ans. Un assassinat en règle. » Il s’insurge : « Comment voulez-vous que je fasse pour payer une somme pareille sur un objet qui appartient à la ville ? » Jean-Michel Frouin le sait : « Je serai le prochain visé par une procédure d’expulsion. Une fois qu’ils auront vidé le bâtiment, allez savoir ce qu’il se passera. » Sur un des murs du couloir en sortant de l’atelier, on lit : «Travaux annoncés à condition que les locataires dégagent ».
Les seuls travaux faits par la Mairie, explique Jean-Michel, c’est de « refaire l’électricité dans les parties communes » et de « doubler les murs existants avec du plâtre ». Sauf qu’en novembre 2008, il a été inondé. Partout dans son atelier, 5 à 6 cm d’eau par terre. À cause des carreaux de plâtre utilisés pour doubler les murs, la fuite était introuvable. « Ça a pourri. Un enfer total, 30 ans de travail perdu. Vous pouvez toujours pleurer. Les assurances vous proposent de vous rembourser les châssis. » À l’époque, il va voir la Mairie de Paris. « La réponse qui m’a été faite c’est : si vous n’êtes pas content, vous partez. Voilà. Ça s’appelle les relations humaines. »
Médiation
Depuis le début de la procédure d’expulsion, Claude ne sort plus, il ne répond plus nulle part. « Le seul moyen de survivre c’est le déni », lâche-t-il. Il devait participer à la biennale de São Paulo, il n’a pas répondu au mail. Avant leur groupe, deux ateliers ont été « expulsables et expulsés », dont celui d’un groupe fameux, Urban sax. Il y a aujourd’hui 12 ateliers logements vides après le départ ou la mort de leurs occupants, et non attribués. « Le problème économique est faux, estime Rose, car ils pourraient redonner ces ateliers. »
Grimant le discours des politiques, Claude ajoute : « Nous sommes des libéraux qui aimons l’art, mais quand même parce que vous ne payez pas votre loyer, vous êtes de mauvais citoyens. » L’air profondément triste, il ajoute : « Notre histoire c’est celle du monde tel qu’il est. » Par mail, la Ville de Paris assure « qu’ayant toujours soutenu les Frigos et l’activité artistique qui s’y exprimait, elle souhaite engager une médiation pour trouver une solution à l’amiable avec les derniers occupants. »
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