« Une société qui appauvrit ses sciences sociales choisit de ne plus se regarder en face »
Martin*, doctorant en sociologie de 31 ans, à Marseille, témoigne du quotidien fait de manques, mais aussi de résistances et de revendications, pour rappeler l’urgence de défendre la liberté et les moyens de la recherche.
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« Les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays » À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peurPrécarité structurelle, coupes budgétaires, fermetures de départements, postes rarissimes, discours politiques hostiles : la recherche en sciences sociales traverse une crise profonde. Dans ce texte, Martin*, doctorant en sociologie de 31 ans, à Marseille, témoigne du quotidien fait de manques, mais aussi de résistances et de revendications, pour rappeler l’urgence de défendre la liberté et les moyens de la recherche.
Le prénom a été changé.
Faire une thèse, c’est croire qu’on contribue à produire des connaissances utiles pour comprendre et transformer nos sociétés. Mais faire une thèse aujourd’hui, en sciences sociales, c’est surtout apprendre à travailler en apnée. C’est composer chaque jour avec la précarité matérielle, l’incertitude institutionnelle et une forme d’hostilité politique qui fragilisent la recherche autant que celles et ceux qui la portent.
Des masters disparaissent faute de financements, de postes ou de reconnaissance institutionnelle.
Je suis doctorant en sociologie. Officiellement, je fais de la recherche. Concrètement, je navigue entre vacations mal payées, contrats courts, candidatures à des financements rarissimes et périodes de chômage déguisées en « temps de recherche ». La bourse doctorale, quand on l’obtient, couvre à peine trois ans, quand la durée moyenne d’une thèse excède largement ce délai. Les autres doivent survivre avec des petits boulots, parfois très éloignés du terrain académique, souvent incompatibles avec les exigences de la recherche.
Ce vécu individuel s’inscrit dans une crise plus large : celle des moyens attribués aux sciences sociales. Les budgets des laboratoires fondent. Des bibliothèques ferment ou réduisent leurs horaires. Des masters disparaissent faute de financements, de postes ou de reconnaissance institutionnelle. Les séminaires, jadis espaces collectifs foisonnants, se raréfient. Dans certains départements, les chercheur·euses se partagent des bureaux exigus, parfois sans imprimantes, parfois même sans chauffage en hiver. On fait avec : on imprime chez soi, on achète ses propres livres, on paie ses déplacements de terrain sur ses économies.
Horizon rétréci
Mais ce n’est pas seulement une question de conditions matérielles. C’est aussi une question de débouchés. L’horizon des jeunes chercheur·euses se rétrécit dramatiquement. Les postes de maîtres de conférences et de chargé·es de recherche se comptent en dizaines chaque année, pour des centaines, parfois des milliers de candidat·es. Après la thèse, la plupart enchaînent les contrats postdoctoraux précaires, souvent à l’étranger, parfois dans des conditions d’isolement social et intellectuel. Beaucoup finissent par quitter la recherche, non par choix mais par absence d’alternative.
Or le désengagement des pouvoirs publics n’est pas neutre. Il va de pair avec une remise en cause politique du rôle même des sciences sociales. Ces dernières années, les attaques se sont multipliées. « Islamo-gauchisme », « wokisme », accusations de « militantisme » : les discours qui stigmatisent la recherche critique prolifèrent.
Ils participent à délégitimer nos disciplines, comme si enquêter sur les inégalités, les discriminations, les rapports de domination ou les mobilisations sociales constituait une menace pour l’ordre public. Dans certains pays, on ferme purement et simplement des départements de sociologie ou de science politique. En France, les coupes budgétaires, les pressions idéologiques et la contractualisation à outrance produisent un climat plus insidieux, mais tout aussi étouffant.
Faire de la recherche en sciences sociales, c’est donc aujourd’hui résister. Résister à la tentation du renoncement. Résister à l’isolement, en s’appuyant sur la solidarité des pairs, des collectifs de doctorant·es, des associations professionnelles. Résister aussi à la dévalorisation de nos savoirs, en réaffirmant leur utilité sociale. Car la sociologie et les sciences sociales ne sont pas des disciplines accessoires : elles éclairent les mécanismes de nos sociétés, elles révèlent l’invisible, elles donnent des outils pour comprendre ce qui nous relie et ce qui nous divise.
Revendiquer
Mais résister ne suffit pas. Il faut revendiquer. Revendiquer des moyens décents pour travailler. Revendiquer la création de postes pérennes pour assurer le renouvellement des générations. Revendiquer le droit à une recherche libre, indépendante des pressions politiques et des logiques purement productivistes. Revendiquer aussi une reconnaissance publique de l’importance des sciences sociales pour la démocratie.
Sans sciences sociales vivantes, c’est la démocratie elle-même qui s’étiole.
Car, au fond, ce que dit la crise actuelle, c’est le rapport d’une société à sa propre réflexivité. Une société qui appauvrit ses sciences sociales choisit de ne plus se regarder en face. Elle choisit le confort de l’aveuglement au détriment de la lucidité collective. Elle choisit le silence des chercheur·euses précarisé·es au lieu du débat éclairé.
Écrire ces lignes, c’est une manière de rappeler qu’il y a urgence. Urgence à sauver des départements, des laboratoires, des vocations. Urgence à créer les conditions d’un travail intellectuel digne. Urgence à reconnaître que, sans sciences sociales vivantes, c’est la démocratie elle-même qui s’étiole. Nous sommes encore nombreux à croire à la valeur de ce métier. Mais combien de temps pourrons-nous continuer à chercher en apnée ?
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