Les sciences sociales, un exercice parfois dangereux

L’anthropologue Didier Fassin relate les entraves au travail des chercheurs enquêtant sur des sujets sensibles tels que la situation des personnes migrantes ou le vécu d’ex-membres de groupes armés. Voire les menaces physiques pesant sur eux.

Olivier Doubre  • 8 février 2023 abonné·es
Les sciences sociales, un exercice parfois dangereux
Dans les Alpes, des touristes français viennent en aide à des migrants de Côte d’Ivoire qui marchent vers la frontière avec l’Italie.
© Piero CRUCIATTI / AFP.

La Recherche à l’épreuve du politique, Didier Fassin, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 80 pages, 12,90 euros.

Dans une vive intervention tirée de son discours prononcé pour la remise de son titre de docteur honoris causa à l’université de Liège, le 19 novembre 2021, Didier Fassin revient sur les épreuves auxquelles les chercheuses et les chercheurs en sciences sociales sont trop souvent soumis·es durant leurs enquêtes sur des sujets « sensibles ».

Il rapporte ainsi une anecdote significative. Médecin, anthropologue et sociologue renommé, professeur au Collège de France et à l’Institute for Advanced Study de Princeton, il mène alors une recherche de terrain sur les exilés qui traversent la frontière entre le Piémont et Briançon, accompagnant une équipe de médecins et de bénévoles de Médecins du Monde (MdM).

Alors que, cette nuit-là, ils n’ont pas rencontré de réfugiés dans cette région en altitude où, avec près d’un demi-mètre de neige, il fait – 15 °C, leurs véhicules sont arrêtés par la police aux frontières, dont les agents semblent déçus de ne pas y trouver d’exilés.

Après quelques minutes, l’un d’entre eux finit par signifier au chercheur et à deux membres de l’équipe qu’ils sont poursuivis pour « délit de tapage nocturne », causé par… « un claquement de portières, une voisine ayant appelé le 17 pour se plaindre du bruit ». Il dresse alors à chacun un PV de 68 euros !

Didier Fassin relève alors combien « il y a dans ce grotesque un mélange d’outrance ridicule et d’inquiétante absurdité ». Car « il prête à rire et en même temps à faire peur » mais, « en l’énonçant, [l’agent] signifie à ses interlocuteurs son pouvoir souverain ».

Cet épisode ridicule n’a bien sûr pas eu de conséquences graves. Mais, quelques jours plus tard, le même groupe de médecins, chercheurs et militants bénévoles récupérait deux familles d’Afghans, certains malades, avec des enfants dont un nouveau-né, grelottant au bord d’une route enneigée, et était bientôt poursuivi pour « aide à l’entrée ­irrégulière sur le territoire », infraction punie de cinq ans de prison et 30 000 euros d’amende.

Ces deux épisodes, s’ils sont typiques de la répression à l’encontre de militants et d’ONG, montrent aussi celle qui peut s’abattre sur un chercheur en pleine enquête ethnographique.

Menaces

Entre de nombreux exemples, Fassin fait également le récit des péripéties qu’a dû affronter le chercheur Thierry Dominici pour avoir conduit plus de 180 entretiens avec d’ex-membres de groupes armés en Corse : perquisition à son domicile, matériel informatique saisi, éléments de sa recherche réquisitionnés, etc. Les services de renseignement, non contents de récupérer des données sur ces mouvements, ont laissé « fuiter » certaines informations, qui pouvaient faire soupçonner le chercheur de « trahison » et l’exposer à de graves représailles.

Ce qui est en cause, c’est la politique de l’ethnographie en tant qu’elle dévoile des enjeux de pouvoir et de savoir.

Mais Didier Fassin ne se limite pas, évidemment, à dénoncer les intimidations, menaces voire coups fourrés du pouvoir, dans des pays a priori démocratiques tels que la France (où on a pourtant vu la suspicion sur les sciences sociales s’abattre au moment des accusations de Jean-Michel Blanquer sur l’« islamo-gauchisme » censé pulluler dans l’Université). L’auteur souligne combien certains objets de recherche vont jusqu’à mettre en danger sinon la vie, du moins la liberté des chercheurs et des chercheuses, comme dans le cas d’études menées en Chine sur les Ouïgours, d’archéologues en Palestine occupée, ou en Turquie sur les militants kurdes.

Car, souligne Didier Fassin, « ces cas illustrent le fait que, ce qui est en cause, c’est la politique de l’ethnographie en tant qu’elle dévoile des enjeux de pouvoir et de savoir, mais aussi en tant qu’elle est elle-même porteuse de pouvoir et de savoir ». Où les menaces peuvent parfois provenir de la société civile, en plus de celles de l’État et de ses services.

Mais l’anthropologue n’omet pas non plus la propre responsabilité du chercheur, s’inspirant du tout dernier cours de Foucault au Collège de France, Le Courage de la vérité, où celui-ci reprenait le concept grec antique de la parrêsia, ou du « dire-vrai ». Qui ne se suffit pas, à lui seul. Car, « pour qu’il y ait parrêsia, il faut que le sujet, en disant cette vérité, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse »… 

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L’enfant qui ne parlait plus, Christophe Alévêque, Cerf 342 pages, 20,90 euros.

Une fois n’est pas coutume, nous traitons ici d’un roman. Le premier de Christophe Alévêque, humoriste engagé bien connu dans nos colonnes. C’est l’histoire d’un papa et de son jeune fils, Albert, devenu mutique, avec qui il forme, lui et « sa culpabilité, un trio de survivants ». Doué d’une fougue imaginative, le père va « s’acharner », avec drôlerie, tendresse et invention, à rendre la parole à cet enfant choyé mais muré dans son silence. Talentueux, tel un conte, poignant, fantaisiste voire loufoque, ce livre est dédié à notre regretté collègue, Jean-Claude Renard, « parti trop tôt », qui entretenait une affectueuse relation avec l’auteur.

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Voilà qui devrait faire taire la « racaille » d’extrême droite, toujours prête à faire croire que l’immigration mettrait en péril la « nation française ». Bien au contraire, ce témoignage, soutenu par le sociologue Vincent Gay, montre combien les travailleurs immigrés, dont les coauteurs, Abdellah Fraygui et Abdallah Moubine, arrivés de l’ex-empire colonial français (Maroc) et jetés dans l’exploitation des usines, ont contribué au développement industriel durant les Trente Glorieuses. Devenus militants et une composante essentielle de la classe ouvrière, ils ont fièrement enrichi, en luttant pour la dignité et les conquêtes sociales, la démocratie dans ce pays. Un livre magnifique.

La Théorie critique, Jean-Marc Durand-Gasselin, La Découverte, coll. « Repères philosophie », 128 pages, 11 euros.

Une partie de la philosophie allemande, dès les années 1920, est devenue un corpus si important que la « Théorie critique », vaste « marxisme interdisciplinaire », est aujourd’hui un nom propre, renvoyant à Horkheimer, Adorno, Marcuse, Negt, puis Habermas, jusqu’à Axel Honneth ou Hartmut Rosa. Cet opus de la petite collection didactique « Repères » qui lui est consacré ne se limite pas à un cours sur cette pensée mais, dans une brillante synthèse, la replace dans son époque, en soulignant la lutte que tous ces penseurs, les premiers ayant d’abord dû fuir l’Europe alors sous le joug nazi, ont menée contre la réaction antimoderne et antirationaliste qui avait alors le vent en poupe dans les milieux philosophiques. Un petit bijou.


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Idées
Temps de lecture : 7 minutes