Dans les Hautes-Pyrénées, le squat solidaire, le Madrigal, se mobilise pour le 10 septembre
Après le démantèlement de leur campement en janvier 2019, les gilets jaunes du Plateau de Lannemezan, entre Tarbes et Toulouse, ont choisi de poursuivre leur aventure en investissant le Madrigal, un ancien hôtel laissé à l’abandon depuis des années. Ces derniers jours, ils se préparent à réinvestir la rue, le 10 septembre.

Depuis la route, la fresque accroche immédiatement le regard. « Lou Madrigal » puis « solidaires et engagés, peut-on lire sur le mur. Au premier plan, un adolescent. Sa casquette retournée donne l’illusion fugace d’un horizon ouvert, mais ses mèches blondes effacent le mot « avenir » inscrit sur l’élastique. Sur son tee-shirt blanc, un keffieh palestinien rappelle les blessures du monde et à l’arrière-plan, la chaîne des Pyrénées se dresse sous un ciel jaune et orangé, embrasé comme un champ de guerre. On pense au Dormeur du val de Rimbaud pourtant, ce n’est plus un corps allongé dans l’herbe, mais une jeunesse debout au cœur d’un paysage en feu, qui cherche à croire qu’un autre monde est possible.
Le décor est planté. Ce lieu de débat et d’accueil est un prolongement des ronds-points. Un espace pour se retrouver, échanger et tenter de construire un avenir commun, malgré les différences. Au fil des mois, il est devenu davantage encore : un îlot de solidarités actives pour les laissé·es-pour-compte. En ce début de septembre, entre colères, espoirs et fatalisme, s’y prépare aussi la journée de mobilisation du 10 septembre.
On devrait être tous les jours dehors parce que c’est de pire en pire.
Cyril
Un squat pour continuer le combat sur les ronds-points
La rieuse du groupe. Sylvie, que tout le monde appelle « Zozo », fait partie des « historiques » du rond-point de Capvern. Militante syndicale, déçue par les appareils et leurs logiques internes, elle a d’abord connu la rue avant de travailler aujourd’hui à la mairie de Lannemezan, où elle accueille les usagers du service social. Un poste où elle se retrouve chaque jour face à la détresse, parfois même à la violence contenue de ceux qu’elle oriente ensuite vers les travailleurs sociaux.
La quadra a endossé le gilet jaune sans hésiter : « il fallait une telle mobilisation pour dénoncer la perte de pouvoir d’achat et la montée du capitalisme », dit-elle. Quand la lutte s’est essoufflée, il n’était pas question pour elle d’abandonner. C’est tout naturellement qu’elle a soutenu l’idée d’occuper cet ancien hôtel-restaurant et qu’elle a participé à l’installation au Madrigal. Elle en est aujourd’hui l’une des chevilles ouvrières, présente sur tous les fronts malgré une fibromyalgie qui la fatigue au quotidien.
Sans filtre, ses propos vont droit au but : « Le budget Bayrou, c’est non. Il faut arrêter de taxer ceux qui n’ont pas d’argent et de tout mettre sur le dos des migrants », tranche-t-elle. Avec ses camarades, Zozo nourrit les débats collectifs en visionnant les vidéos du Canard réfractaire, où elle puise idées et arguments pour les assemblées générales et l’organisation des discussions. Et déjà, elle se projette : « Le 5, on organise une réunion avec tout le monde. On va faire des propositions pour le 10 et y aller. Pour ma part, je crois beaucoup au boycott de la carte bancaire. »
« On devrait tous être tous les jours dehors »
Comme Zozo, Cyril est passé du mouvement des gilets jaunes au Madrigal. Son constat sur la situation sociale et politique du pays est sans appel : « On devrait être tous les jours dehors parce que c’est de pire en pire. Il y a une montée du fascisme qui est extraordinaire », lâche-t-il, presque désabusé.
À 37 ans, cet ancien étudiant en STAPS à Font-Romeu aurait pu devenir coach sportif. Il a préféré choisir une vie nomade à bord de son camion : huit à dix mois en vadrouille, le reste de l’année sur le Plateau où vit sa famille, à prendre des boulots saisonniers ou à vivre du troc. Écologiste dans l’âme, son premier engagement a consisté à organiser des actions de ramassage des déchets et à sensibiliser les vacanciers dans les stations de ski des Hautes-Pyrénées. Martiniquais par son père, il a aussi été très tôt confronté au racisme, ce qui l’a profondément marqué et sensibilisé au combat décolonial. Sur les ronds-points, il incitait à planter des arbres, à construire une cabane. Aujourd’hui, il vit au Madrigal et en est devenu l’un des pivots.
S’il reste sceptique quant à la réussite du 10 septembre, dont il trouve encore les contours flous, il appelle néanmoins à y participer. « On ne peut pas accepter un système où des gens gagnent un kebab par seconde quand d’autres n’arrivent même pas à s’en payer un dans le mois. Où même les luttes environnementales se heurtent aux plus riches. »
« Ils sont loin des leurs, seuls »
La dame est difficile à saisir, occupée à veiller sur les petits dans l’arrière-salle. Parmi les ex du rond-point de Capvern, « Mima » est sans doute la plus atypique. « Au départ, j’avais ma petite vie peinarde », raconte-t-elle. Rien, a priori, ne la destinait à la lutte. Commerçante devenue après sa séparation, employée à l’hôpital de Lannemezan, retraitée avec une bonne pension : un parcours sans faille. Et pourtant. La mort de sa mère, avec laquelle elle entretenait une relation fusionnelle, bouleverse tout. La douleur l’écrase, la déborde. « J’étais dévastée. Je suis partie sur les ronds-points. Là, j’ai vu la débrouille, le système D. Je suis tombée de haut. J’ai appris la solidarité. C’est miraculeux de s’occuper des autres. »
Ce choc agit comme une renaissance. Elle change radicalement de cap, se jette corps et âme dans le combat. Aujourd’hui, au Madrigal, elle poursuit sa route, s’occupent de tous, mineurs isolés comme plus âgés. « Ils me voient comme leur grand-mère. Ils ont besoin d’une figure qui rassure. Comme une famille. Ils sont loin des leurs, seuls. »
Entre refuge social et laboratoire de résistances
Le choix de ce bâtiment, impasse des Chars, s’explique par plusieurs raisons : son emplacement au cœur de la commune de Lannemezan, le désintérêt affiché par l’ancienne propriétaire de l’hôtel, le fait qu’il ait déjà été squatté ou encore sa surface, plus de 1 200 m2 en comptant les caves, et les possibilités offertes malgré son état avancé de saleté et de détérioration.
Au départ, l’objectif était d’en faire un simple lieu de réunion. Mais très vite, la dynamique s’enclenche et les demandes affluent. Il faut alors « tout nettoyer et remettre en état » afin de pouvoir y installer diverses activités : une friperie recyclerie, des animations culturelles (livres, ateliers, débats) déjà présentes sur les ronds-points, et bien sûr, l’accueil de celles et ceux qui ont besoin d’un toit pour dormir, d’une assiette pleine pour manger, d’un peu de chaleur pour se réchauffer, un atelier vélo…
Les personnes hébergées qui disposent de revenus ou d’allocations versent 25 euros par mois pour couvrir les frais de gaz, d’électricité et l’achat des produits de première nécessité. Celles qui n’ont rien ne donnent rien. Mais toutes et tous participent à égalité au travail collectif.
Le collectif poursuit son fonctionnement collaboratif, multipliant les échanges et les partenariats avec les associations caritatives locales.
L’envie d’aller plus loin surgit. Une association « Les Amis de Lou Madrigal » est créée et une proposition de rachat est faite au liquidateur judiciaire, mais la mairie renchérit, provoquant une grosse déception. Malgré cela, le collectif poursuit son fonctionnement collaboratif, multipliant les échanges et les partenariats avec les associations caritatives locales (Secours Pop, Restau du cœur) et les maraîchers du coin, qui apportent leurs surplus.
Faire grandir les communs
Ce vendredi 5 septembre au soir, sur la place des Droits de l’Homme, ils sont presque surpris de se retrouver aussi nombreux, rassemblés pour cette assemblée citoyenne organisée par le Madrigal, en partenariat avec LFI, le PCF, la CGT, le NPA-R et la Confédération paysanne. Près de quatre-vingts personnes, beaucoup d’anciens gilets jaunes mais pas seulement, échangent, écoutent, débattent et proposent, sous l’œil « bienveillant » des forces de l’ordre, présentes en nombre avec une voiture et une patrouille de quatre gendarmes à pied.
Pour tous, le 10 ne doit être que le point de départ d’une vague de mobilisations.
Les pistes fusent : blocage de la préfecture à Tarbes, manifestation à Toulouse, mobilisation des précaires à Saint-Gaudens, action symbolique autour d’un marché de producteurs à Sarp, commune limitrophe de la Haute-Garonne. Mais une bonne moitié des participant·es s’est prononcée pour rester à Lannemezan le 10 septembre, convaincue que l’ancrage local compte tout autant et que « tout ne se passe pas dans les grandes villes ».
Pour tous, le 10 ne doit être que le point de départ d’une vague de mobilisations. « Cette vague va continuer, et j’espère qu’elle aboutira. Si ce n’est pas pour cette fois, il faudra au moins que nous sachions préserver le réseau que nous aurons construit », résume Cyril.
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