Caroline Chevé : « La situation en cette rentrée scolaire est très inquiétante »
C’est l’un des nouveaux visages du monde syndical. La professeure de philosophie a pris la tête de la FSU, première fédération syndicale de l’enseignement, au début de l’année. C’est dans ce nouveau rôle qu’elle s’apprête à vivre une rentrée scolaire et sociale particulièrement agitée.
dans l’hebdo N° 1878 Acheter ce numéro

© Maxime Sirvins
Caroline Chevé est secrétaire générale de la FSU depuis février 2025. Cette professeure de philosophie a enseigné pendant plus de vingt ans dans un lycée d’éducation prioritaire des quartiers nord de Marseille. Toujours engagée au sein de la FSU, elle était, depuis 2019, secrétaire départementale des Bouches-du-Rhône. Elle continue à enseigner mais, depuis cette rentrée, dans un lycée parisien. C’est dans ce nouveau rôle au sein du syndicat qu’elle s’apprête à vivre une rentrée scolaire et sociale particulièrement agitée, alors que d’importantes mobilisations se préparent, le 10 et le 18 septembre, et que les moyens des services publics sont frontalement attaqués par les propositions budgétaires de François Bayrou.
Vous êtes la nouvelle numéro 1 de la Fédération Syndicale Unitaire (FSU) depuis février. Quelles sont les priorités de votre mandat, dans un contexte où la fonction publique est régulièrement attaquée, et ses budgets taillés ?
Caroline Chevé : J’ai remplacé Benoît Teste en tant que secrétaire générale, avec l’objectif d’être dans la continuité : défendre, plus que jamais, les services publics et les agents qui les font vivre. Régulièrement, on entend parler de défense des services publics avec l’idée que ses missions restent essentielles. En revanche, on entend beaucoup plus rarement dire que si on ne répond pas à la crise d’attractivité que connaissent tous les métiers des services publics, c’est la possibilité même de l’existence de ces derniers qui va s’effondrer.
Pour moi, la priorité est là : convaincre qu’il n’y a pas de services publics sans métiers attractifs.
C’est pour moi une préoccupation majeure. Comment faire pour que les étudiants et les étudiantes d’aujourd’hui aspirent à se diriger vers les métiers des services publics ? Comment s’assurer que celles et ceux qui les font vivre ne les quittent pas ? La réponse n’est évidemment pas simple. Le premier levier, toutefois, on le connaît : c’est la question de la rémunération et des conditions de travail. C’est-à-dire d’avoir les moyens de faire son travail et de le faire correctement, au bénéfice des usagers et des usagères. Ne pas réussir à le faire faute de moyens est un facteur de souffrance terrible. Donc, pour moi, la priorité est là : convaincre qu’il n’y a pas de services publics sans métiers attractifs.
Que faudrait-il mettre en œuvre ?
Évidemment, la question du financement des services publics est au cœur du sujet. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des mobilisations en construction autour des questions budgétaires et donc du financement de l’action publique. Pour nous, les politiques de l’offre telles qu’elles ont été conduites depuis 2015 sont non seulement une aberration, puisqu’elles font la preuve de leur inefficacité, mais en plus elles conduisent aujourd’hui à des services publics qui sont empêchés. La réponse à cet empêchement est de retrouver des leviers de financement pour l’État, mais aussi pour les collectivités territoriales. Rompre avec les politiques qui sont menées est donc le corollaire de ce qu’on défend pour les services publics et les agents qui les font vivre.
La rentrée scolaire a eu lieu ce lundi 1er septembre. Quels en sont les enjeux ?
Chaque rentrée scolaire est un moment important pour l’ensemble des personnels des établissements. Pour les enseignants et le personnel éducatif, bien sûr, mais aussi pour celles et ceux qui assurent l’entretien des établissements, le repas des élèves, etc. On va rencontrer des nouveaux élèves, essayer de les accueillir au mieux et les mettre au travail parce que c’est évidemment ce dont ils ont besoin. On participe à une œuvre pour la jeunesse qui est fondamentale.
Depuis 2013, dans le premier degré, 11 800 postes mis au concours n’ont pas été pourvus.
C’est aussi pour cela que les conditions matérielles de la rentrée sont vécues de façon aussi intense. On arrive le lundi, on a préparé des cours, on a imaginé des projets pour l’année et puis la première chose qu’on observe c’est qu’il manque un prof, qu’une classe n’a pas d’enseignant, qu’on en a fermé une autre, que les effectifs sont très lourds, etc. C’est la rencontre des attentes avec cette réalité matérielle qui produit de la colère et de la désillusion chez les personnels.
À ce titre, la situation est très inquiétante. Élisabeth Borne n’a d’ailleurs pas plastronné en disant qu’il y aurait un enseignant devant chaque classe comme on pouvait encore l’entendre il y a quelques années. Ce n’est plus la tonalité, la réalité a rattrapé le ministère. Deux petits éléments chiffrés : depuis 2013, dans le premier degré, 11 800 postes mis au concours n’ont pas été pourvus. Ce qui implique, derrière, le recrutement de contractuels, des personnels qui n’ont pas reçu l’accompagnement suffisant en matière de formation, notamment dans les académies déficitaires (Versailles, Créteil, Mayotte…).
Dans le second degré, alors qu’on nous parle beaucoup d’une baisse de la démographie, les chiffres disent tous le contraire. Depuis huit ans, il y a eu 8 800 emplois supprimés pour 8 000 élèves supplémentaires. Selon nous, dans le second degré, il faudrait 45 000 recrutements supplémentaires pour retrouver le taux d’encadrement de 2006.
Cette rentrée a lieu dans un contexte de hausse de la pauvreté parmi les enfants et les adolescents. Trois millions d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté. Le nombre d’enfants dormant à la rue a augmenté de 30 % en trois ans. Comment gérer cela en tant que personnel ?
La pauvreté vient impacter la scolarité à de nombreux niveaux. L’exiguïté des logements, voire l’absence de logement, rend très difficile le travail scolaire. Les problématiques d’alimentation aussi, avec un nombre d’élèves non négligeable qui prennent à la cantine leur seul repas complet de la journée. Et ainsi de suite. Tout cela affecte considérablement la scolarité des élèves concernés.
Et l’Éducation nationale n’a, aujourd’hui, pas les moyens d’y répondre. Il y a 2 700 assistantes sociales, 7 800 infirmières pour… 15 millions d’élèves et d’étudiants. Donc forcément les possibilités de détecter et de prendre en charge les problématiques de pauvreté, de santé sont infimes par rapport à la réalité. La France est un des pays où la catégorie sociale a le plus d’impact sur la trajectoire scolaire, donc la pauvreté est un facteur d’échec scolaire.
Cela ne crée-t-il pas une perte de sens au sein des personnels éducatifs ?
Évidemment, cela fait partie des éléments que l’on vit comme des freins à notre travail. On manque clairement de moyens pour nous former et améliorer nos gestes professionnels pour mieux prendre en charge la difficulté scolaire qui est corollaire de la difficulté sociale. En plus, il y a cette conscience que les politiques conduites aggravent cette situation-là.
De nombreux fonctionnaires ont justement fait part de leur grande crainte depuis les annonces budgétaires de François Bayrou, notamment le non-remplacement d’un fonctionnaire sur trois. Comment avez-vous accueilli ces annonces ?
On s’attendait à un budget très mauvais. On a eu un budget d’une injustice sociale au-dessus de tout ce qu’on pouvait attendre. Ces annonces étaient un moment politique d’une violence inédite. Le premier ministre a assumé que tous les efforts demandés reposent sur ceux qui ont déjà été la cible des politiques austéritaires année après année. Et il s’est attaqué à tous les leviers de redistribution des richesses. La colère et le sentiment d’injustice sont massifs parmi les personnels. Cela nous oblige à être particulièrement inquiets et attentifs car cette situation créée des dégâts importants en matière de cohésion sociale.
Il nous appartient maintenant de construire les mobilisations.
Après le choc, il y a eu la conscience qu’il fallait réagir vite. Ce qu’on a fait avec l’intersyndicale, nous avons mis en ligne une pétition et une plateforme de décryptage des annonces. Cela permet de prendre conscience de leurs effets concrets et immédiats sur la population. C’est une grande satisfaction de voir que l’intersyndicale au complet pouvait se reformer sur ce sujet-là. On note une réelle convergence des analyses. À partir de ce constat, il nous appartient maintenant de construire les mobilisations.
François Bayrou a annoncé engager la responsabilité de son gouvernement lors d’un vote de confiance le 8 septembre. Il risque fortement de ne pas l’obtenir. Comment analysez-vous cela ?
La première chose, c’est qu’en tant qu’organisation syndicale, on considère qu’il faut un budget. La question, c’est quel budget ? Le budget Bayrou ne doit pas s’appliquer parce que ses effets seraient redoutables. Tout comme un autre budget qui serait inspiré par les mêmes orientations austéritaires de maintien de la politique de l’offre et d’assèchement des finances publiques. Pour nous, la préoccupation est donc de construire un rapport de force qui permette d’empêcher qu’un budget de ce type se mette en place et d’imposer une rupture avec ces politiques. L’annonce de ce vote de confiance nous fait clairement entrer dans une période d’incertitude politique. De notre côté, nous sommes concentrés sur le fait de construire et de porter nos revendications sociales.
Certes, la séquence est politique mais aussi sociale avec le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre, qui a émergé hors des organisations syndicales. La CGT et l’Union syndicale Solidaires ont d’ores et déjà appelé à y participer. Quelle est votre position vis-à-vis de ce mouvement ? La FSU va-t-elle y participer ?
Ce n’est pas la première fois qu’on observe une mobilisation citoyenne qui émerge hors des syndicats. Et quand on en partage les revendications, les orientations, elles sont évidemment les bienvenues. Ce qui est fondamental pour nous, quand on construit des mobilisations, c’est de s’adresser à l’ensemble des professions que l’on représente pour que les mobilisations soient massives et victorieuses. C’est notre boussole. Pour la journée du 10 septembre, on a observé avec intérêt ce mouvement monter et changer de visage au fil des semaines.
La colère et le sentiment d’injustice qui s’y expriment sont très largement partagés dans le monde du travail et dans les catégories que la FSU représente. Les revendications du mouvement, elles, se sont quand même concentrées sur le budget Bayrou, et nombre d’entre elles font partie des revendications syndicales. Donc la FSU appelle, le 10 septembre, là où cela est possible, en intersyndicale, à participer aux mobilisations, par exemple en rejoignant les rassemblements, les manifestations, les grèves, pour porter les revendications syndicales, contre le budget Bayrou.
Cet appel n’est pas partagé par l’ensemble des huit organisations syndicales. Ainsi, l’intersyndicale vient d’appeler à une grande journée de mobilisation interprofessionnelle le 18 septembre. Pourquoi vouloir se démarquer ?
Le 10 septembre peut être une étape dans une dynamique, mais on est vraiment très engagés dans la réussite d’une journée de grèves dans le cadre de l’intersyndicale. La période qui vient est très incertaine d’un point de vue politique. Avoir une intersyndicale unie, avec des mots d’ordre très clairs, capable de fixer un cap en installant la question de la justice sociale, des services publics au centre des débats, cela me paraît absolument fondamental. On veut jouer un rôle de boussole.
Nous mettrons toutes nos forces dans la construction de la mobilisation intersyndicale.
Ne craignez-vous pas que cette stratégie vous fasse rater le coche sur la mobilisation du 10 septembre et ainsi ne permette pas de construire le rapport de force que vous appelez de vos vœux ?
En l’état, je ne crois pas qu’il y ait des raisons d’opposer la mobilisation du 10 septembre et l’unité de l’intersyndicale. Les deux me paraissent parfaitement compatibles. Nous serons, pour la FSU, en soutien du 10 septembre et nous mettrons toutes nos forces dans la construction de la mobilisation intersyndicale. L’unité est une force et un facteur de confiance pour les personnels. Nous souhaitons construire des mobilisations fortes, qui ne soient pas de simples feux de paille. Pour gagner, il faut un travail de conviction et d’information qui permette un ancrage fort. Cela ne veut pas dire qu’il ne se passera rien entre le 10 et le 18 septembre. Nous chercherons des moyens d’élargir en allant convaincre les salariés.
La comparaison entre « Bloquons tout » et les gilets jaunes est beaucoup effectuée. En 2018, les organisations syndicales s’étaient tenues à l’écart du mouvement fluorescent. Avez-vous tiré les leçons de cette mobilisation particulière ?
On a eu beaucoup de débats au sein de la FSU sur les gilets jaunes, même si, en tant qu’organisation syndicale de la fonction publique, on était moins directement en prise avec la partie de la population mobilisée. Mais on a pris en compte les critiques qui avaient émergé à l’époque. C’est fondamental pour une organisation syndicale de transformation sociale d’être à l’écoute des grands mouvements qui s’expriment dans la société. Notamment quand celui-ci témoigne d’une forme de méfiance à l’égard de tout ce qui est perçu comme institutionnel, y compris les syndicats. Nous devons être attentifs à cela aujourd’hui. Cela suppose d’être vraiment à l’écoute sur les lieux de travail.
Le 10 comme le 18 septembre, les mobilisations pourraient se dérouler sans gouvernement en place, et donc sans projet de budget. Emmanuel Macron risque d’être en première ligne. Au sein du mouvement du 10 septembre, sa démission est d’ores et déjà une revendication qu’on retrouve beaucoup. Comment comptez-vous appréhender cela ?
C’est effectivement un de nos points d’attention. Nous, quand on se mobilise, c’est pour défendre les personnels, les moyens des services publics et les droits sociaux. Donc on se mobilisera uniquement là-dessus, et non sur des revendications politiques.
Pour aller plus loin…

Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »

Des enseignants bien seuls face à la pauvreté

Allocation de rentrée scolaire : « On laisse penser que les pauvres méritent leur pauvreté »
