IVG : « La mémoire de celles qui sont mortes n’est inscrite nulle part »
Pour lutter contre l’oubli et rappeler que l’IVG est un droit toujours menacé, la cinéaste, Mariana Otero, souhaite édifier un monument à Paris en hommage aux femmes décédées suite à des avortements clandestins.

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« Lettres pour un avortement illégal » : appels au secours En Italie, un accès à l’IVG toujours plus restreintÀ l’occasion de la Journée internationale pour le droit à l’avortement, le 28 septembre, l’association « Aux avortées inconnues », initiée notamment par la cinéaste Mariana Otero, présentera son projet de mémorial aux femmes décédées avant la loi Veil de 1975.
Comment est née l’idée d’édifier à Paris un monument en hommage aux femmes décédées suite à des avortements clandestins ?
Mariana Otero : En 1994, alors que j’ai trente ans et que j’ai perdu ma mère en 1968, j’apprends que celle-ci n’est pas décédée d’une péritonite comme je le pensais, mais d’un avortement clandestin. Je suis tombée des nues, car je fais partie d’une génération qui avait complètement oublié ce qui avait bien pu se passer avant la loi Veil. J’ai compris, à ce moment-là, que l’histoire était vraiment écrite par les hommes…
J’ai donc réalisé, en 2003, le film Histoire d’un secret, pour retracer l’histoire de ma mère, de sa peinture, et de son avortement clandestin. Beaucoup de femmes sont allées le voir avec leurs filles et en ont profité pour raconter leur propre avortement. À cette occasion, Nancy Huston [N.D.L.R. : femme de lettres, féministe et musicienne d’origine canadienne], qui a été très touchée par cette histoire, a publié dans Le Monde, une tribune dans laquelle elle plaide pour ériger un monument « aux avortées inconnues ».
Ce serait le premier monument au monde dédié aux femmes décédées d’avortement clandestin.
C’est la première fois que ces mots sont prononcés, mais ils n’ont pas été suivis d’effets. Nous étions à une époque où l’on pensait que les problèmes féministes étaient résolus. Ces dernières années, entre les États-Unis, la Pologne, la Hongrie ou l’Italie, on constate de nombreux reculs. À l’occasion des 50 ans de la loi Veil, j’ai pensé qu’un tel monument pouvait avoir toute son utilité pour notre société.
En quoi le parallèle avec le Soldat inconnu vous semble-t-il pertinent ?
D’une certaine façon, ces femmes étaient des combattantes. Elles se battaient pour leur liberté, pour vivre leur vie. Or, c’est un combat totalement ignoré et qui n’intéresse personne, alors qu’il y a eu énormément de femmes qui y sont décédées. À l’inverse, les villages sont remplis de monuments aux soldats morts au combat. Les hommes ont le droit à leur statut, à leur hommage, et les femmes ne sont nulle part dans l’espace public.
La mémoire de celles qui sont mortes n’est inscrite nulle part. Ce serait le premier monument au monde dédié aux femmes décédées d’avortement clandestin. Pourtant, toutes les neuf minutes, une femme meurt pour cette raison. Construire ce mémorial serait aussi une manière symbolique de soutenir toutes les femmes qui luttent dans le monde.
Avez-vous une idée de la forme esthétique que pourrait prendre ce monument ?
Je n’ai aucune envie que ce soit un édifice qui ressemble à un monument aux morts. J’aspire à quelque chose de joyeux, puisque ces femmes sont mortes car elles avaient envie de vivre leur vie, et non pas celle qu’on écrit à leur place. Elles souhaitaient pour certaines élever leurs enfants sans en avoir trop et garder un peu de temps pour ce qu’elles aimaient.
Il faudrait donc montrer à la fois leur vitalité et leur nombre. Aucun nom ne figurerait dessus puisqu’il est en hommage à toutes celles qu’on ne connait pas. Je suis très curieuse de rencontrer des plasticiennes et de voir comment elles pourront représenter tout cela. D’autant qu’il y a une difficulté supplémentaire : le monument ne cristallise pas une histoire déjà écrite, car on sait très peu de choses sur ces femmes décédées, mais constitue plutôt un point de départ.
Il doit inviter les familles à raconter ces histoires taboues et empreintes de beaucoup de culpabilité. Ce monument affirmerait qu’elles étaient des femmes extraordinaires, des combattantes, et qu’il n’y a pas besoin d’avoir honte.
Êtes-vous habitée d’un sentiment d’urgence, du fait du renouvellement des générations qui rend de plus en plus difficile le recueil de la parole des témoins ?
Le monument doit inviter les familles à raconter ces histoires taboues et empreintes de beaucoup de culpabilité.
Oui, tout à fait. On imagine ce monument comme un moyen pour les familles d’oser en parler, mais nous allons aussi mettre à disposition un site internet, d’ici quelques mois, pour justement recueillir des témoignages. Et c’est vrai qu’il y a urgence, car bientôt les époux et les enfants de ces femmes décédées qui peuvent porter ces histoires ne seront plus là. Si l’on veut que ces récits puissent exister, il faut rapidement donner envie aux familles l’envie et le courage de témoigner.
Ce projet a-t-il déjà rencontré un écho auprès de la municipalité de Paris ?
Oui, nous avons même été reçues pour expliquer l’idée. En juin, le conseil de Paris a voté à l’unanimité un vœu pour l’édification d’un monument aux femmes victimes d’un avortement clandestin. Mais ça ne reste qu’un vœu, pas une décision. Il pourrait ainsi être remis en question avec les prochaines élections. Depuis septembre, la municipalité est en période de réserve politique et le projet ne peut donc pas être décidé, et encore moins réalisé.
C’est pourquoi le 28 septembre, journée internationale du droit à l’avortement, nous organisons un évènement (1) pour faire connaître ce projet et faire en sorte qu’il bénéficie d’un certain soutien populaire. L’enjeu est qu’il soit mis en œuvre dans tous les cas, quelle que soit la prochaine municipalité.
Aux avortées inconnues, 28 septembre, 17 h, Maison de la poésie, Paris.
Ce jour-là, il y aura la lecture par des comédiennes de lettres qui ont été récupérées chez Gisèle Halimi. Ce sont des témoignages brûlants qui nous plongent dans les années 1970, avec les mots et la manière de parler de l’époque. Ces lettres sont des cris, des appels au secours, à la fois très singulières, mais aussi intemporelles. Elles pourraient être écrites dans n’importe quel pays où avorter est compliqué.
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