L’IA, une nouvelle arme au service du capital
L’intégration de l’intelligence artificielle au monde du travail suscite nombre de prédictions apocalyptiques. Et si elle n’était qu’une forme renouvelée du taylorisme, désormais augmenté par le numérique ?
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Un taylorisme augmenté. Critique de l’intelligence artificielle / Juan Sebastián Carbonell, Éditions Amsterdam, 2025, 192 pages, 13 euros.
Une révolution ou une rupture anthropologique, voilà ce que représenterait l’avènement de l’intelligence artificielle. Offerte par le progrès technique, guidée par de géniaux entrepreneurs, « influenceurs du numérique » et « capitalistes de la science », promue par les États et les médias, l’IA conduirait à des bouleversements profonds des sociétés, voire à une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité. Une évolution présentée comme « inévitable, désirable et nécessaire » et que le sociologue Juan Sebastián Carbonell s’efforce de déconstruire dans son nouvel essai, Un taylorisme augmenté. Critique de l’intelligence artificielle.
L’auteur veut désenchanter son usage pour mieux politiser les choix technologiques et les extraire de la fatalité.
Déjà auteur d’un ouvrage remarqué, Le Futur du travail (Éditions Amsterdam, 2022), dans lequel il analysait les prédictions sur le chômage technologique de masse et l’émergence d’un précariat en raison des nouvelles technologies, Carbonell s’intéresse ici aux effets de l’IA sur les pratiques professionnelles elles-mêmes. L’objectif est clair : contre la « pédagogie industrialiste » qui naturalise et légitime l’emploi croissant de l’IA, comme hier l’introduction des machines et de la chaîne devant des ouvriers récalcitrants, l’auteur veut désenchanter son usage pour mieux politiser les choix technologiques et les extraire de la fatalité.
Quelles sont les conséquences réelles de l’IA pour le monde du travail ? Carbonell critique autant les prédictions sur une future montée en qualification des travailleurs pour maîtriser ces nouveaux outils que les mises en garde contre une polarisation des emplois entre les activités répétitives, prétendument remplaçables, et les activités créatrices, qui seraient épargnées. Les études empiriques invalident ces hypothèses, comme elles invalident déjà l’angoisse d’un chômage technologique de masse.
« Dépossession machinique »
En revanche, l’IA apparaît comme « un outil de dégradation du travail dans les mains des entreprises ». En définissant le taylorisme comme une simplification, standardisation et parcellisation du travail, renvoyant les travailleurs aux seules tâches d’exécution et les privant de toute œuvre de conception, l’IA perpétue la « dépossession machinique » que Taylor a développée il y a plus d’un siècle et se présente comme un « taylorisme augmenté ».
Que ce soit sur les routes, dans des entrepôts, des hôtels ou encore des hôpitaux, la gestion « algocratique » vise à formaliser les savoirs, à disséquer les tâches et à contrôler toujours plus le travail. Si certaines tâches répétitives peuvent néanmoins être épargnées en raison du coût de l’IA, les activités créatrices sont elles aussi menacées. Carbonell prend l’exemple de la traduction. Ainsi, les textes littéraires sont tout autant concernés par l’IA que les textes techniques. Le traducteur est alors ramené à un travail de post-édition : vérifier ce que l’IA propose, autrement dit une activité d’exécutant.
L’IA apparaît alors comme une arme de prédilection du capital dans la lutte qui l’oppose au travail. Peut-on cependant la détourner ? Contre les appels à une IA éthique ou à sa régulation, Carbonell décale le débat vers le déploiement même de cette technologie. Les dilemmes éthiques posés par exemple aux voitures autonomes participent en effet de la naturalisation de l’IA en ignorant une alternative simple : ne pas déployer de voitures autonomes.
« Renouveau luddite »
Au sein même de la gauche, le sociologue s’oppose de front aux perspectives d’un communisme du luxe fondé sur les nouvelles technologies que défend l’essayiste britannique Aaron Bastani (Fully Automated Luxury Communism. A manifesto, Verso, 2019, en anglais). Il ne peut y avoir d’IA socialiste dans la mesure où la dissociation entre conception et exécution des tâches qu’opère l’IA est fondamentalement hostile aux logiques d’émancipation.
Une « autre IA » serait possible, qui ne serait plus au service du capital, mais bien de l’humanité.
Si l’ouvrage se conclut par un appel à un « renouveau luddite », quelques pistes supplémentaires sont esquissées : production et innovation doivent être soumises au contrôle démocratique et la propriété privée des géants de l’IA remise en cause. Au-delà de ce programme classique, Carbonell renvoie également aux réflexions du chercheur biélorusse Evgeny Morozov : une « autre IA » serait possible, ne cherchant plus à « augmenter » les humains en faisant à leur place au nom de l’efficacité, mais bien à « améliorer » l’humain en accroissant ses capacités. Soit la naissance d’une IA qui ne serait plus au service du capital, mais bien de l’humanité.
Les parutions de la semaine
Décroiscience, Nicolas Chevassus-au-Louis, Agone, 288 pages, 17 euros.
Et si la science devait, elle aussi, apprendre à ralentir ? Dans cet essai (illustré par Stéphane Humbert-Basset), Nicolas Chevassus-au-Louis dénonce la soumission de la recherche scientifique aux logiques du capitalisme et au mythe de la croissance infinie. À rebours du discours dominant qui pose la recherche comme la solution à tous nos maux, il constate que le système technoscientifique est, bien souvent, aux origines du problème. Mais plutôt que de sombrer dans l’anti-science, il plaide pour une refondation démocratique des priorités scientifiques, libérées du carcan productiviste et tournées vers la soutenabilité écologique. Une chose est sûre, il ne peut pas y avoir de décroissance sans « décroiscience ».
Gilets bleus. Les faux-semblants de l’autonomie au travail à Decathlon, Maxime Quijoux et Karel Yon, éditions Raisons d’agir, 128 pages, 14 euros.
Dans cette solide enquête sociologique, Karel Yon et Maxime Quijoux enquêtent en immersion sur le modèle managérial de l’enseigne sportive Decathlon. Derrière l’image d’une entreprise jeune, dynamique et « libérée », leur analyse révèle une autonomie largement illusoire, masquant une forte pression hiérarchique, des conditions de travail éprouvantes et des inégalités sociales marquées. Loin d’émanciper, cette autonomie devient un outil de gestion au service de la performance, reconduisant les rapports de domination au sein de l’entreprise et dans la société.
Fraternité, Arthur Duhé, éditions Anamosa, 96 pages, 9 euros.
L’auteur, docteur en relations internationales, travaille depuis 2022 sur les images fraternelles dans les discours nationalistes, antinationalistes et internationalistes, de 1789 aux années 1970. Dans cet ouvrage, il déconstruit la notion de fraternité tant idéologiquement que symboliquement. Il montre comment ce mot, devenu un totem républicain, revêt des significations si drôles selon les contextes qu’il en perd sa puissance normative, pour ne devenir qu’une image affective. Son effort de clarifier les usages historiques et contemporains révèle les ambiguïtés et invite à penser la fraternité comme un symbole mobilisable, et non une règle.
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