« L’extrême centre a toujours eu une pente devant lui le menant à l’extrême droite »

Le travail de l’historien de la Révolution Pierre Serna sur l’extrême centre, éclaire la façon dont le bloc central se disperse avant le départ probable de François Bayrou, le 8 septembre.

Hugo Boursier  • 2 septembre 2025
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« L’extrême centre a toujours eu une pente devant lui le menant à l’extrême droite »
Emmanuel Macron passe en revue la Garde républicaine lors du défilé militaire annuel du 14 juillet sur les Champs-Élysées à Paris, le 14 juillet 2025.
© Mohammed BADRA / POOL / AFP

En temps de crise, toujours s’afficher comme un Républicain modéré qui ne veut qu’une chose : la stabilité de la nation. Dénoncer les propos jugés trop radicaux, trop extrêmes, ceux-là mêmes qui ne souhaitent que le tumulte, l’insurrection ou le coup d’État. En période plus calme, ne pas hésiter à retourner sa veste, bleue ou rouge, au gré des opportunités. Et surtout : tout faire pour garder les rênes du pays, quitte à abuser de tout ce que les institutions peuvent proposer comme pratiques légales, mais brutales.

Vous lisez le mode d’action du bloc central depuis 2022 et des macronistes depuis 2017. Il n’y a qu’à admirer l’hypocrisie audacieuse d’un Gérald Darmanin qui ose des appels de phare aux socialistes, rêveurs d’un Matignon bientôt débarrassé de son locataire inactif. Mais vous découvrez aussi la stratégie des « Modérés », ces néocentristes de 1789. Pendant plusieurs années, ces derniers, et d’autres personnalités par la suite, ont façonné une idéologie peu connue mais qui perdure encore deux siècles et demi plus tard, jusqu’à être incarnée en la figure d’Emmanuel Macron : l’extrême centre.

C’est en tout cas la thèse de l’historien de la Révolution Française, Pierre Serna, dans un ouvrage éclairant : L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019 (Champ Vallon, 2019). Alors que le départ prévisible du premier ministre, François Bayrou, se rapproche à grand pas, et qu’un mouvement social s’organise le 10 septembre, la théorie de l’ancien directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française sonne juste, tant l’extrême centre semble avoir capturé le pouvoir, ouvrant peu à peu la voie à l’extrême droite, quitte à défigurer la démocratie. Jusqu’à quand ?

Votre ouvrage paru en 2019, L’extrême centre ou le poison français : 1789-2019, retrace l’histoire d’un mouvement politique selon vous peu connu : l’extrême centre. Il part de la Révolution jusqu’à Emmanuel Macron. Comment est-il né ?

Pierre Serna : En effet, c’est pendant la décennie révolutionnaire que le centre est inventé. Il naît donc en même temps que le débat parlementaire en France, c’est-à-dire lors de l’Assemblée constituante, lorsque les députés reviennent à Paris et se placent à droite ou à gauche du président de l’hémicycle. Très vite, entre la droite et la gauche, s’installent ceux que l’on appelle les « Modérés », ou les « Impartiaux ».

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Pourquoi parlez-vous « d’extrême centre » ?

C’est un oxymore que j’ai forgé après la lecture de l’auteur italien, Leonardo Sciascia. Lui parle d’extrémisme du centre – j’ai préféré appuyer davantage avec cette notion d’extrême centre. Cette forme radicale du centre apparaît pendant la Convention thermidorienne, entre 1794 et 1795, se pratique pendant le Directoire de 1795 à 1799 et s’incarne lors du Consulat par Bonaparte jusqu’en 1804.

Pourquoi ai-je travaillé sur cette notion ? L’historiographie de la vie politique française a longtemps été imprégnée de l’idée que le pays était constamment en guerre politique entre la droite et la gauche. Et que par cette opposition, la République devenait ingouvernable, incapable de cultiver le compromis, comme aux États-Unis ou en Angleterre. Je me suis aperçu, en travaillant sur l’histoire du XIXe et XXe siècle, de l’immense non-dit de l’histoire politique française et donc de son invisibilité toute construite : le centre.

Comment le définissez-vous ?

J’ai identifié trois éléments constitutifs de l’extrême centre. D’abord, la modération. Le discours produit consiste à fuir ce qui est présenté comme « les deux extrêmes », jugés trop radicaux, trop violents, instables, et à installer sa position parmi celle des experts : des gens en capacité de conduire sereinement un gouvernement, capable de garantir l’union du pays. C’est la fameuse phrase de Bonaparte en 1800 : « Ni bonnet rouge, ni talon rouge ! » Ensuite, le girouettisme. C’est un terme déjà utilisé par le journaliste révolutionnaire, Camille Desmoulins, à la fin du XVIIIe siècle. Il consiste à qualifier la stratégie des tourne-vestes, ceux qui parviennent à se libérer des injonctions d’appartenance fidèles à la droite ou à la gauche pour cheminer sur l’échiquier politique.

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En cela, Emmanuel Macron fournit une illustration parfaite dans son livre, Révolution, paru en 2016, que j’analyse comme un vrai programme idéologique. Il dit, peu ou prou, que si être à droite c’est vouloir la sécurité, alors il est de droite, et si être à gauche c’est penser à son prochain, alors il est de gauche. Qu’importent les étiquettes et les revirements, il s’agit finalement de gouverner pour le bien de la Nation. Car c’est l’objectif impérieux des extrême centristes : tenir les rênes du pouvoir. D’où le troisième critère : l’acquisition d’un pouvoir exécutif fort, centralisé, puissant. Au détriment de ce qui fonde la république démocratique, le pouvoir législatif.

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Policiers, lors des révoltes urbaines liées à la réforme des retraites, en mars 2023. (Photo : Lily Chavance.)

Entre le départ probable de François Bayrou, le 8 septembre, et le mouvement « Bloquons tout ! », du 10 septembre, cet extrême centre est-il aujourd’hui en crise ?

Il est en crise, mais il n’est pas faible. Le mouvement des Gilets jaunes a été brisé, l’expression populaire par la grève longue et répétée contre la réforme des retraites a été démantelée, et la loi a été adoptée sans le vote des députés. Le pouvoir exécutif a encore des armes, il les utilise et – par le 49.3 – en a élargi la palette répressive. Le fait qu’Emmanuel Macron se concentre quasi exclusivement sur l’actualité internationale souligne là aussi son extrême centrisme : il garantit l’unité de la Nation en-dehors des frontières, là où il peut être moins facilement critiqué. Et ne manque pas de se tenir à l’écart de l’extrême droite et de l’extrême gauche, qu’il met sur le même plan.

L’extrême centre est caractérisé par son girouettisme, sa modération et le désir d’un pouvoir exécutif fort.

Il faut, par exemple, lire la lettre que le chef de l’État a envoyée au Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou. Il place les deux bords politiques sur le même plan, désignant même l’extrême gauche comme coupable, aujourd’hui, « d’alimenter les antisémitismes ». Laissant supposer que l’extrême droite en a fini avec l’antisémitisme, qui serait enfoui dans son passé. Pire, il laisse supposer que LFI est un parti d’extrême gauche, là où les observateurs de l’histoire savent pertinemment ce qu’est l’extrême gauche : antiétatiste, antigouvernementale, antilibérale.

En faisant cela, le président de la République dénie une part de légitimité à tout un électorat qui se reconnaît franchement à gauche sans être d’extrême gauche, et livre à la vindicte de l’opinion israélienne une des premières forces parlementaires, ne cessant de revendiquer son antiracisme. C’est là une pratique typique de l’extrême centre : vouloir faire confondre extrême droite et gauche radicale depuis plus de 200 ans.

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Comment l’extrême centre facilite-t-il l’arrivée de l’extrême droite ?

De 1795 à 1799, le Directoire a voulu résister à ce glissement autoritaire jusqu’en 1797, lorsqu’une partie des élites conservatrices au pouvoir après le coup d’État de septembre 1798 ne recherche un sabre pour sauver leurs intérêts dans la « République des meilleurs », de ceux qui sont perçus comme en capacité. Dans cette généalogie, l’épisode 1849-1851, avec le futur Napoléon III, est essentiel. Plus proche de nous, le général De Gaulle a pris le pouvoir, certes en écrasant la société de sa personnalité, avec une grande part d’illégalité dans sa prise de pouvoir en 1958.

L’extrême centre a toujours eu une pente devant lui le menant vers l’extrême droite. Surtout lorsqu’il est sous tension, comme aujourd’hui, avec une crise de régime profonde dont la dissolution, un soir d’élections européennes plombées par un taux d’abstention terrible, avec une montée inquiétante de l’extrême droite et sans même prévenir le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale et du Sénat, demeure un exemple frappant.

La France sera un pays bien plus transformé qu’on ne le pense après les deux mandats d’Emmanuel Macron.

Vous êtes historien de la Révolution. Comment observez-vous le contexte politique actuel, entre un gouvernement bientôt sans tête et un mouvement social naissant ?

L’histoire montre que tous les vingt, trente, quarante ans, des gens essaient de redonner du sens à la République en la souhaitant plus démocratique ou plus égalitaire. Tout comme une autre partie de la population refuse que le pays se construise par l’abolition des privilèges et le respect de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Dans cette dualité, est apparue une anomalie qui a pensé résoudre tous les problèmes politiques mais qui en a créé un autre beaucoup plus important : l’extrême centre.

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La France sera un pays bien plus transformé qu’on ne le pense après les deux mandats d’Emmanuel Macron. Et ce n’est pas un François Bayrou, placé à Matignon parce qu’il ne peut rien faire, qui va infléchir la politique du président de la République. Je ne peux dire si un mouvement de transformation radicale commencera le 10 septembre. J’étudie le passé et nul ne peut prévoir le futur en sciences politiques. Ce que j’observe, c’est que dans le niveau de radicalité – révolution, révolte, insurrection, manifestation non autorisée, manifestation légale – le 10 septembre reste relativement sage.

En cela, je ne sais pas s’il peut déboucher sur une réelle rupture, malgré le vœu des organisateurs. En l’état, le plus important et urgent n’est-il pas de restaurer la crédibilité des députés, représentants de la nation et socles de la République et de réformer la démocratie participative ?

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