Militariser la répression, désarmer la contestation

De la matraque au drone, le maintien de l’ordre français est passé de la canalisation à l’offensive. Une militarisation qui redessine les cortèges et pèse sur les libertés.

Maxime Sirvins  • 9 septembre 2025 abonné·es
Militariser la répression, désarmer la contestation
Un policier de la CRS 8 armé d’un LBD 40 vise des journalistes lors de la manifestation du 19 janvier 2022 à Paris.
© Maxime Sirvins

À la veille de la mobilisation du 10 septembre, un demi-siècle sépare deux silhouettes de CRS et tout un monde de doctrine. Casque, bouclier, matraque d’un côté. Protections intégrales, LBD, lanceurs multicoups, drones et panoplie intégrale de grenades. Cette montée en gamme ne relève pas d’une montée en gamme technique. Elle montre une stratégie d’escalade qui marque profondément la doctrine française de gestion des mouvements sociaux.

Un arsenal qui change l’intervention

Le lanceur de balles de défense, LBD, s’est imposé comme outil central du maintien de l’ordre. Sa précision relative, sa puissance d’impact et les munitions disponibles ont accru la distance d’action tout en banalisant l’usage de la force. Depuis 2018, au moins trente cas de mutilations suite à des tirs de LBD ont été dénombrées en plus d’un décès. Les lanceurs multicoups de type Penn Arms autorisent désormais une cadence de tir élevée, là où les années 1970 se limitaient à des armes à un coup. Les grenades ont suivi la même trajectoire.

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La GM2L avec sa charge explosive est devenue incontournable pendant que les grenades de désencerclement, assourdissantes et les lacrymogènes se déclinent en versions pouvant atteindre toutes les distances. Ces matériels ne sont pas de simples accessoires. Ils saturent l’espace, segmentent les cortèges, déplacent les périmètres de sécurité et produisent des mutilations à grande échelle.

La doctrine de l’offensive

En 2021, le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) a fixé la feuille de route. Le texte consacre la mobilité, valorise les interpellations en flux, encadre les techniques d’encerclement et réécrit les sommations. Il prévoit un « superviseur » pour chaque tireur LBD et intègre la chaîne judiciaire dès l’amont, avec un traitement accéléré des procédures. La philosophie d’ensemble rompt avec une logique de simple canalisation des foules. Elle privilégie la neutralisation rapide, quitte à multiplier charges, tirs d’armes de force intermédiaire et manœuvres de dispersion.

À Paris, la Brav-M incarne ce basculement. Binômes à moto, projection rapide, petits groupes, interpellations ciblées, ces unités sont devenues un instrument privilégié des opérations de dispersion et d’interpellations. Leur action repose sur la vitesse, le fractionnement des cortèges et la recherche du contact. L’effet est double. Les manifestations se transforment en séquences fractionnées, où des pans entiers de foule sont isolés puis traités par la force. La peur incarnée par ces agents pousse aussi des manifestants à tout simplement déserter les cortèges. La ligne de partage entre individus violents et participants pacifiques devient toujours plus fragile, malgré la volonté affichée de « protection » des seconds.

Depuis leur récente création, les CRS 8 ont déjà une image répressive encrée et marquée par des coups indiscriminés.

Dans cette continuité d’engagement par le choc, les CRS 8, des super unités créées par Gérald Darmanin en 2021, sont symptomatiques de la doctrine moderne. Composée d’environ 200 agents, elles sont disponibles 24h/24 pour être déployée très rapidement en cas de troubles graves à l’ordre public et de violences urbaines. Les CRS 8 ont aussi la particularité de ne pas dépendre de l’unité de coordination des forces mobiles comme les CRS classiques, mais directement de l’état-major de la direction générale de la police nationale. Depuis leur récente création, ces compagnies ont déjà une image répressive ancrée et marquée par des coups indiscriminés.

Blessures et doctrine sécuritaire

Les mutilations, les traumatismes crâniens, les éclats de grenades sont devenus un marqueur de ces dernières années. D’après le site violencespolicieres.fr, six personnes ont, par exemple, été mutilées lors de la réforme des retraites en 2023. Pourtant, la Défenseure des droits a fréquemment appelé à revoir l’usage du LBD, certains rapports allant jusqu’à recommander son interdiction en maintien de l’ordre. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a rappelé les principes de nécessité et de proportionnalité et invité la France à se conformer aux standards de désescalade.

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À la suite des révoltes de 2023, un schéma national des violences urbaines (SNVU) a été diffusé en interne. Il propose une définition extensive des épisodes qualifiés d’urbains, organise l’action et renforce l’interopérabilité des services. L’accent mis sur la judiciarisation rapide, l’engagement d’unités spécialisées et la planification achèvent de pérenniser une réponse musclée. Ce miroir du SNMO transpose la logique d’escalade aux contextes émeutiers, avec des effets sur des mobilisations entrent dans ce cadre par une définition floue de ces « violences urbaines ».

Comparaison entre un agent de maintien de l'ordre et son armement dans les années 70 et aujourd'hui.
Comparaison entre un agent de maintien de l’ordre et son armement dans les années 70 et aujourd’hui. (Illustration : Maxime Sirvins.)

Le discours gouvernemental met en avant la protection des valeurs républicaines et des manifestants dits pacifiques, la traçabilité des tirs, la présence d’équipes de dialogue et la transparence supposée apportée par les caméras. Sur le terrain, les charges rapides, l’ampleur des nuages de lacrymogènes, l’usage soutenu des LBD et la persistance des nasses font taire ces garanties.

Journalistes, observateurs et secouristes continuent d’être pris dans les filets de dispositifs destinés, théoriquement, à isoler des « fauteurs de troubles ». Les interdictions de manifester, les interpellations préventives et la judiciarisation de masse, facilitée par l’architecture du SNMO, pèsent aussi sur l’exercice du droit de manifester.

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Le CRS des années 1970, équipé de manière sommaire, incarnait une police de ligne, centrée sur la tenue de l’espace et la gestion du flux humain. Celui d’aujourd’hui, bardé de protections et de lanceurs, symbolise une police de mouvement et de contact, structurée pour percer et briser. Le changement d’échelle des équipements, d’unités et la doctrine associée composent un maintien de l’ordre où la puissance prime sur la gestion apaisée des foules. Les conséquences humaines et démocratiques en sont aujourd’hui documentées à chaque mobilisation.

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