En Serbie, le régime Vučić tremble
Cela fait maintenant dix mois que la Serbie se révolte sans relâche contre la dérive autoritaire et corrompue d’Aleksandar Vučić. Alors que son pouvoir vacille et qu’il paraît de plus en plus isolé, le président fait feu de tout bois pour dompter la contestation.
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© Uros Arsic / AFP
La nuit est tombée, mais les rues du centre-ville de Belgrade sont noires de monde ce lundi 1er septembre. À l’appel des lycéens, des dizaines de milliers de personnes marchent en silence pour commémorer les dix mois de la chute mortelle de l’auvent de la gare de Novi Sad, qui a fait 16 victimes le 1er novembre dernier.
Cet accident est vite devenu le symbole de la dérive autoritaire et corrompue du régime d’Aleksandar Vučić et depuis, la colère ne retombe pas. Les rassemblements qui ont lieu simultanément dans plusieurs dizaines d’autres villes aux quatre coins de la Serbie sont également massifs ce soir-là.
Nous devons repartir de zéro, afin que quelque chose de positif puisse se produire dans notre pays.
Sanja
Partout, la grande mobilisation nationale de rentrée s’est déroulée dans le calme, deux semaines après la flambée de violences de la mi-août. Seuls quelques incidents mineurs ont eu lieu à Novi Sad, quand les forces de l’ordre ont empêché la foule de s’approcher de la Faculté des sports et d’éducation physique. Le matin même, une opération de police avait tenté de mettre fin, sans succès, à son blocage alors que le bâtiment est occupé par les étudiant.es depuis l’automne 2024.
« Aucune des demandes que nous avons formulées n’a encore été pleinement satisfaite par les autorités », explique Nemanja, l’un des coordinateurs de la manifestation belgradoise. Tout juste diplômé du baccalauréat, le jeune homme se dit prêt à descendre dans la rue « tant que des élections législatives anticipées n’auront pas été annoncées ».
De son côté, Sanja, la petite cinquantaine, est venue pour « montrer que nous sommes nombreux à refuser de rester chez nous et à garder le silence face à tout ce qui se passe en Serbie ». Selon elle, « le gouvernement doit changer », pour qu’advienne « une société nouvelle ». « Nous devons repartir de zéro, afin que quelque chose de positif puisse se produire dans notre pays. »
Sur la tribune dressée place de la République, plusieurs lycéens prennent la parole. « Nous déposons une rose blanche, car l’éducation, la culture, le patrimoine culturel et historique sont en train de mourir, tout comme le système judiciaire et la justice, la liberté des médias et la vérité. Nous déposons une rose blanche, car des gens ont été tués », lancent-ils, avant d’observer 16 minutes de silence en mémoire des 16 victimes de l’effondrement de la marquise de la gare de Novi Sad, fraîchement rénovée.
Nous sommes des enfants, mais des enfants qui savent distinguer le bien du mal, le vrai du faux, la vérité du mensonge.
« Nous sommes des enfants, mais des enfants qui savent distinguer le bien du mal, le vrai du faux, la vérité du mensonge », poursuivent les lycéens. Un message clairement adressé au président Vučić, lui qui multiplie les accusations calomnieuses à l’égard de celles et ceux qui dénoncent ses dérives, tout en refusant de répondre à leurs demandes de transparence sur l’accident tragique du 1er novembre 2024 et de tenue de législatives anticipées pour sortir de la crise.
« Révolution de couleur » versus « guerre civile » ?
« Les manifestants sont des pions entre les mains des ennemis de la Serbie qui tentent de fomenter des troubles dans le pays », a-t-il par exemple raconté fin août au New York Post, propriété du magnat Rupert Murdoch, dans un article très complaisant à son égard.
Les vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux montrent des violences commises par des gros bras.
Ce narratif dénonçant une potentielle « révolution de couleur », autrement dit un complot ourdi de l’étranger pour le renverser, l’homme fort de Belgrade le brandit à chaque fois que son pouvoir tangue, mais jamais il n’a présenté de preuve pour l’étayer ni n’a nommé de pays. Depuis la mi-août, il l’a moult fois ressassé, martelant que « l’État gagnera » face aux « terroristes », le terme qu’il utilise dans les nombreux médias à sa botte pour discréditer celles et ceux qui manifestent quotidiennement dans toute la Serbie depuis l’automne 2024.
Pourtant, jusqu’à cet été, le mouvement de révolte emmené par les étudiant·es a été absolument pacifique et les opposants au régime Vučić dénoncent surtout la volonté des autorités d’avoir cherché à provoquer une « guerre civile » en envoyant des hooligans et des voyous mater la révolte. Les vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux montrent en effet des violences commises par des gros bras, souvent masqués, identifiés comme appartenant à la mouvance ultra par leurs tatouages.
De nombreux témoignages ont, en outre, assuré que la police les avait laissés faire, allant même jusqu’à leur apporter du soutien. Le député d’opposition Peđa Mitrović a par exemple raconté avoir brutalement été agressé par « sept ou huit d’entre eux, cagoulés et armés de barres métalliques » après la dispersion de la manifestation du 14 août à Belgrade, sans être secouru. Sérieusement blessé, il a dû se faire recoudre le crâne.
Rassemblements Potemkine
Depuis, Aleksandar Vučić fait feu de tout bois pour tenter de reprendre la main. Ses partisans ont été appelés à contre-manifester à plusieurs reprises, et les moyens de sa formation politique, le Parti progressiste de Serbie, largement mis à contribution, pour les transporter par bus, leur offrir à boire et à manger, voire, dit-on, pour les rémunérer en espèces. L’objectif est clair : avoir de belles images pour espérer regagner la bataille de l’opinion, avec des banderoles proclamant « Nous voulons la paix », « Je veux étudier » ou encore « Je veux travailler ».
Vučić n’a jamais participé à un seul débat avec l’opposition depuis qu’il a été élu président en 2017.
Sauf que ces rassemblements Potemkine ne convainquent guère et suscitent surtout les railleries. Sur les réseaux sociaux, diverses images détournées circulent ; l’une d’elles montre par exemple un rassemblement de vieillards tenant une pancarte sur laquelle on peut lire « Les jeunes avec Vučić ». Le président serbe a également fait mine de tendre la main à ses adversaires, en proposant de dialoguer publiquement avec quelques-uns de leurs représentants, lui qui n’a jamais participé à un seul débat avec l’opposition depuis qu’il a été élu président en 2017.
La réponse ne s’est pas fait attendre : très ironiques, les étudiant·es de la Faculté de philosophie de Belgrade se sont étonnés qu’il soit désormais prêt à échanger avec ceux qu’il traite de « terroristes » depuis des mois tandis que leurs camarades de la Faculté d’ingénierie se sont demandés ce qui le motivait à vouloir rencontrer des gens bénéficiant « du soutien de 5 % de la population ». La plupart des commentaires de l’opposition ont en outre rappelé qu’à leurs yeux, la convocation d’élections législatives était un préalable à l’ouverture de tout dialogue véritable.
Alors que rien n’avance de ce côté-là, le président Vučić a sorti un autre joker de sa poche pour séduire « la Serbie silencieuse » : une série de mesures économiques « spectaculaires » visant à renforcer le pouvoir d’achat qui doit entrer en vigueur « dans les semaines qui viennent ». « Prix, salaires, retraites : la réponse populiste de la Serbie aux manifestations antigouvernementales », voilà comment le média régional Balkan Insight résume ces annonces opportunistes… Qui surviennent au moment où la contestation repart de plus belle et où l’inflation grimpe, pour atteindre son son plus haut niveau depuis avril 2024 (+4,9 %).
« L’automne arrive, mon bonhomme »
« Les mesures économiques ne sont pas l’affaire du président », ont aussitôt fait remarquer les étudiant.es en droit de Belgrade alors que ni le premier ministre, ni le ministre des Finances, ni aucun autre responsable chargé de ces questions ne se sont exprimés. En revanche, Aleksandar Vučić a profité de cette conférence de presse pour remercier l’ambassadeur de Russie à Belgrade : Aleksandr Bocan-Kharchenko venait de déclarer à l’agence pro Kremlin RIA Novosti que l’Occident cherchait à le renverser pour le remplacer par un dirigeant qui soit « complètement subordonné » à l’Union européenne.
Ces derniers mois, l’Union européenne s’est pourtant montrée particulièrement conciliante avec les autorités de Belgrade.
Ces derniers mois, l’Union européenne s’est pourtant montrée particulièrement conciliante avec les autorités de Belgrade, évitant les critiques trop vives et se contentant de rappeler la nécessité de garantir la liberté d’expression pour que la Serbie puisse prétendre à poursuivre son processus d’intégration. Une posture prudente, pour ne pas dire timorée, que déplorent beaucoup de manifestant·es, qui disent se battre pour que leur pays respecte réellement les valeurs européennes.
Après plus de 23 000 manifestations officiellement comptabilisées par la police depuis l’automne 2024, rien ne semble en tout cas pouvoir entraver leur désir de changement. Comme le dit le nouveau mot d’ordre du mouvement, emprunté à Đorđe Balašević (1953-2021), fameux chanteur engagé de Novi Sad : « L’automne arrive, mon bonhomme ». Et, préviennent les étudiant·es, il pourrait bien être « mouvementé » pour le régime Vučić.
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