En Thaïlande, l’oppression silencieuse des musulmans

Dans le sud du pays, la minorité malaise est victime de persécutions et d’assimilation forcée de la part de Bangkok. Les fermetures d’écoles et de mosquées, les arrestations arbitraires et les actes de torture en détention sont monnaie courante dans cette région sous le contrôle de l’armée depuis 2004.

Marcel Tillion  et  Christophe Toscha  • 26 septembre 2025 abonné·es
En Thaïlande, l’oppression silencieuse des musulmans
Un militaire découvre une arme blanche dissimulée par un jeune homme lors d’un contrôle à un checkpoint dans la région de Yala, dans l’extrême sud de la Thailande.
© Christophe Toscha

Chaque deux-roues est passé au détecteur de métaux lourds, les coffres sont fouillés, toute personne ayant le moindre comportement suspect est immédiatement isolée. Quelques minutes après leur arrivée, deux jeunes garçons à peine majeurs sont arrêtés. Lors de la fouille au corps, une grande lame est trouvée sur l’un d’eux. De tels contrôles de l’armée aux checkpoints sont quotidiens dans l’extrême sud de la Thaïlande, à la frontière avec la Malaisie.

Ces scènes ont lieu à l’abri des regards et des projecteurs médiatiques. Cette région rurale et peu fréquentée subit une politique d’assimilation forcée de la part de Bangkok depuis des décennies. C’est là que vivent 2 millions de Malais, une minorité ethnique et religieuse musulmane, dans un pays à majorité ­bouddhiste, farouchement attachée à la défense de son identité culturelle. Fusil M-16 en bandoulière, un militaire d’un groupe contre-terroriste inspecte fièrement un pick-up : « J’ai le don pour repérer le matériel explosif. Tout individu est un suspect potentiel, nous scrutons tout le monde. »

Sur le même sujet : Thaïlande : cette jeunesse qui veut renverser l’ordre établi

Ces contrôles sont la partie émergée de l’iceberg : les exécutions sommaires sont quant à elles cachées, mais bien présentes. Le 25 juin 2024, le militant musulman pour les droits humains Roning Dolah, 45 ans, est abattu froidement par deux hommes masqués à moto devant chez lui, dans le district de Yarang, au cœur de la province de Pattani. Ce père de cinq enfants enquêtait sur des cas de tortures et de disparitions forcées. Sa femme, Kamilah, peine à se relever de ce choc.

Dans leur maison familiale, au milieu des rizières, elle revient sur cet assassinat, qu’elle attribue à deux militaires. « J’ai vu ces tueurs armés avec leurs uniformes noirs. Mon mari sortait pour acheter des fruits quand ils ont tiré en rafale. Il s’est effondré dans une mare de sang, devant notre fille de 7 ans, qui est encore traumatisée. Le corps de mon mari était criblé de balles », confie-t-elle en recoiffant soigneusement sa petite dernière, Nasuha. Selon un rapport de Human Rights Watch et de la police locale, huits douilles ont été retrouvées sur les lieux du crime.

Mon mari a été sauvagement assassiné car il militait de toute son âme pour la défense des droits humains.

Kamilah

Depuis presque un an, Kamilah, 40 ans, fait partie de ces veuves du sud de la Thaïlande qui n’auront jamais de procès en bonne et due forme pour juger les assassins de leurs maris. Roning Dolah était coordinateur au sein de l’organisation de la société civile locale Duay Jai Group, dans le cadre du Fonds de contributions volontaires des Nations unies pour les victimes de la torture, et apportait un soutien à d’autres victimes de torture. Leader charismatique, il était actif dans les milieux musulmans et dérangeait le pouvoir à Bangkok en multipliant les conférences pour la reconnaissance de la culture malaise.

« Mon mari a été sauvagement assassiné car il militait de toute son âme pour la défense des droits humains, notamment contre les attaques visant les musulmans. Selon l’armée, il était un “insurgé terroriste” : c’est complètement faux. Il a été tué car il protégeait notre peuple, nous sommes une minorité de musulmans dans le pays [5 % de la population totale, N.D.L.R.]. »

Des arrestations à la chaîne aux tortures en prison

Comme le père de famille, ils sont des milliers de musulmans issus de l’ethnie minoritaire malaise à avoir subi des arrestations, des incarcérations arbitraires et des tortures en cellule. C’est le cas du frère de Roning, Ashak Dolah. Comme son frère, il est suspecté depuis des années de faire partie des membres radicalisés de l’ethnie musulmane du sud de la Thaïlande. Longtemps suspecté d’être un membre actif du Barisan Revolusi Nasional (BRN), une organisation terroriste musulmane, il a toujours nié en faire partie ; ce qui n’a pas empêché qu’il soit arrêté plusieurs fois et incarcéré.

En détention, Ashak Dolah subit des sévices que d’autres témoignages recoupent : étouffement volontaire avec un sac plastique sur le visage, coups à l’aide de câbles électriques ou avec des crosses de pistolet, simulacre de noyade, absence de nourriture halal… Il survit aux côtés de 140 autres détenus dans une pièce de 100 mètres carrés, dans un bâtiment sécurisé où d’autres prisonniers sont accusés d’être des membres du BRN.

Ces arrestations à la chaîne, avec pressions physiques et psychologiques, sont consécutives à l’application d’une loi martiale extrêmement stricte dans le sud de la Thaïlande. Instaurée en 2004 par le premier ministre de l’époque, Thaksin Shinawatra, dans ces provinces touchées par l’insurrection, elle a été mise en place par le gouvernement pour contrôler les accès aux lieux publics. Concrètement, ce sont des milliers de soldats qui sont déployés le long des axes routiers, devant les magasins, les restaurants et les mosquées, fouillant chaque véhicule pour vérifier qu’il n’est pas piégé.

Nous sommes dans une guerre pour rétablir la paix sur notre sol.

P. Nusang

Initialement instaurée pour lutter contre les insurgés dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, la loi martiale complexifie énormément la vie des Malais qui résident dans cette région. Face au conflit séparatiste qui oppose la minorité malaise au gouvernement, la majorité des bouddhistes ont fui la région dès le début des années 2000, au grand désespoir de Bangkok. De 2004 à 2025, la guerre entre le gouvernement et les insurgés malais a causé la mort d’au moins 7 683 personnes, en majorité des civils, et fait plus de 15 000 blessés.

Sur le tarmac de l’aéroport militaire de Pattani, le lieutenant général Paisan Nusang, commandant du 4e bataillon de la région, affirme être conscient des accusations portées contre son armée au sujet des arrestations arbitraires de suspects et des mauvais traitements en ­prison. Il se justifie en précisant que, dorénavant, chaque détenu est traité convenablement. « Nous sommes dans une guerre pour rétablir la paix sur notre sol. Nous ne tolérons aucun dérapage de nos soldats et sommes attachés aux droits de l’homme », énonce-t-il avant de grimper dans son hélicoptère de combat.

Un conflit dont les racines remontent au XVIIIe siècle

La persécution est également ressentie par la population, du fait qu’elle s’exerce sur des particularités culturelles : pratique de l’islam, langue malaise, traditions, us et coutumes. Là se situe le cœur historique du conflit. Pour comprendre les revendications de la minorité malaise, il faut remonter à 1771, lorsque le royaume de Pattani, alors sous possession malaise, est annexé par le royaume de Siam.

Mais ce n’est qu’au XXe siècle que les provinces de cet État malais sont définitivement rattachées au Siam, qui deviendra la Thaïlande. Et pas question pour celle-ci de laisser cette lointaine région vivre sa vie. Bangkok engage l’ex-royaume de Pattani dans une politique d’intégration forcée. Les écoliers ne peuvent plus parler le jawa, le dialecte local qui utilise l’alphabet arabe. Les cours ont désormais lieu dans la langue officielle, le thaï siamois.

Je ne souhaite pas que nos professeurs enseignent en langue thaïe.

A. Saleh

Dès le début du XXIsiècle, des juges nommés par le gouvernement remplacent les tribunaux traditionnels musulmans. Cette « thaïfication » rencontre une résistance croissante, notamment dans le secteur de l’éducation, farouchement lié à la religion musulmane. Rarement enclin à rencontrer des journalistes, le directeur des madrassas – écoles coraniques – de ces provinces, Abdul Saleh, nous reçoit dans son bureau de Pattani. « Je ne souhaite pas que nos professeurs enseignent en langue thaïe, nous voulons conserver le malais. Je suis inquiet à l’idée que nous perdions notre langue et hostile à la thaïfication », affirme-t-il en serrant sous le bras son coran.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Monde
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…