Sécurité sociale de l’alimentation : un brin d’utopie et une louche de questions

L’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation pour toute la population française ne cesse de faire des émules. Mais peut-elle réellement passer de l’expérimentation locale à l’échelle nationale ?

Vanina Delmas  • 1 octobre 2025 abonné·es
Sécurité sociale de l’alimentation : un brin d’utopie et une louche de questions
Le projet Caissalim, à Toulouse, est animé par quatre comités citoyens et compte 325 adhérents.
© Caissalim Toulouse

Au départ, il y a l’envie un brin utopiste que tout le monde puisse avoir accès à une alimentation saine, et des citoyens motivés qui n’ont pas peur de prendre du temps pour des réunions, des formations, des discussions. Puis vient la pratique : l’expérimentation d’une forme de caisse alimentaire, ou Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). En Gironde, en Alsace, à Montpellier, Brest, Paris, Marseille, Villeneuve-d’Ascq, Millau… les expérimentations essaiment avec le même espoir : un budget pour l’alimentation de 150 euros par mois et par personne, établi par les citoyens, intégré dans le régime général de la Sécurité sociale au nom de l’universalité.

Pendant trois ans, les citoyens investis ont pris plaisir à faire des réunions de 4 heures tous les 15 jours pour construire un projet solide.

É. Ghauthier

Dans le Vaucluse, le village de Cadenet (4 000 habitants) fait office de pionnier en la matière puisque ses habitants pensent et mangent SSA depuis plus de cinq ans. Pendant le confinement, des acteurs du territoire gambergent sur les enjeux alimentaires. Pour avoir des réponses fiables à leurs questionnements, ils font venir des spécialistes de l’alimentation ou du tirage au sort et créent une miniconvention citoyenne sur l’alimentation. En janvier 2021, le Comité local de l’alimentation de Cadenet (Clac) lance l’expérimentation par la résolution de nombreuses questions : quelle forme de caisse alimentaire ? Comment décider ? Combien d’habitants choisir ? Quels professionnels sont conventionnés ?

« Pendant trois ans, les citoyens investis ont pris plaisir à faire des réunions de 4 heures tous les 15 jours pour construire un projet solide ! Cette culture commune est révolutionnaire », s’exclame Éric Gauthier, salarié de l’association Au maquis, en insistant sur la nécessité d’expérimenter sur le temps long, ce qui est difficilement compatible avec la temporalité des politiques publiques actuelles. En avril 2024, 33 personnes sont tirées au sort parmi les volontaires, dont des adhérents de l’épicerie solidaire du village, et peuvent bénéficier de 150 euros par mois pour acheter des produits locaux et de qualité.

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« Ici, on fait une expérimentation de démocratie alimentaire, et non de la sécurité sociale. La mise en place de celle-ci est une question macroéconomique qui a besoin d’un système de cotisation sur le territoire pour lui donner de la puissance. Elle ne sera pas résolue par nos microcosmes locaux », explique Éric Gauthier. Pour lui, l’essentiel réside dans le pouvoir de décision des citoyens et le droit à une alimentation de qualité. Une loi-cadre au niveau national ne pourrait pas garantir cela.

« Si une telle loi devait être adoptée demain, la grande distribution et l’agro-industrie gagneraient, car on n’a pas les capacités de production et de distribution d’une alimentation de bonne qualité », poursuit-il. Rien qu’à l’échelle de Cadenet, il serait aujourd’hui impossible d’étendre la SSA à tous les habitants, car le magasin de producteurs, qui compte 70 fermes, serait insuffisant. « Il faudrait huit fois ce magasin et environ 300 fermes ainsi que des salariés, des ateliers de transformation, des moulins… », énumère Éric Gauthier.

Proposition de loi

Quand il entend parler pour la première fois de la SSA en 2018, Boris Tavernier, cofondateur du réseau Vrac (Vers un réseau d’achat en commun), en est sûr : c’est « “la” réponse systémique » permettant de résoudre les problèmes de l’agriculture française et de la précarité alimentaire. Élu député écologiste du Rhône en juillet 2024, il s’associe à Charles Fournier, député écologiste d’Indre-et-Loire, qui a commencé un travail sur une « proposition de loi d’expérimentation vers l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation ». Elle est déposée en octobre 2024 et inscrite au programme de la niche parlementaire des écologistes en février 2025.

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Le jour J, elle est présentée à 23 h 30 et ne pourra aboutir. Pour Boris Tavernier, l’initiative aura au moins permis d’avoir un écho dans l’Hémicycle et les médias les plus mainstream – même sur CNews ! – et de récolter l’avis des opposants lors du travail en commission. « Le Rassemblement national avait une véritable défiance envers les citoyens qui ne feraient pas le choix de bons produits issus de l’agriculture française, Les Républicains parlaient d’un projet pour “les assistés” et les macronistes restaient focalisés sur ce que ça allait coûter », résume-t-il.

Ce dernier point est loin d’être anecdotique, car aucune expérimentation de SSA n’est totalement autonome financièrement. Le collectif Pour une Sécurité sociale de l’alimentation a exploré un modèle estimé à 120 milliards d’euros, basé sur un montant de 150 euros par mois et par personne, enfants compris. Un groupe de travail parlementaire, lancé par la députée Ensemble pour la République du Finistère Sandrine Le Feur, prévoit un coût de 7 euros par jour et par personne, soit 171 milliards d’euros par an.

C’est un projet politique mais qui appartient aux citoyens, pas aux partis politiques.

B. Tavernier

Malgré l’instabilité politique, Boris Tavernier est décidé à déposer des amendements pour débloquer des moyens, voire créer un fonds dédié aux caisses d’alimentation. « Le fonds Mieux manger pour tous en alimente déjà quelques-unes, mais il aurait besoin de plus d’argent. Je réfléchis aussi autour des titres-restaurant ou de la taxe soda, qui rapporte quasiment 800 millions d’euros dans les caisses de la MSA [Mutuelle sociale agricole] », énumère le député.

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À moyen terme, un dispositif calqué sur celui des territoires zéro chômeur de longue durée pourrait être imaginé afin d’installer un système où tout le monde serait obligé de cotiser pour la SSA. « C’est un projet politique mais qui appartient aux citoyens, pas aux partis politiques. Il ne faut pas qu’il soit récupéré politiquement, c’est une force qui vient des citoyens criant leur soif de démocratie ! On a tout intérêt à laisser vivre cette diversité d’expérimentations et à observer les résultats », conclut Boris Tavernier.

Des produits de qualité

Pour Sarah Cohen, ingénieure agronome à l’Inrae et coordinatrice du projet Caissalim à Toulouse, les expérimentations locales ont pour vocation de contribuer à la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation à l’échelle nationale. Elles permettent d’expérimenter des choses sur le plan démocratique et de vérifier certaines hypothèses sur les choix de produits, les engagements écologiques, les professionnels conventionnés, le budget, les cotisations… 

« Même si les flux monétaires restent faibles, on peut qualifier les effets : si on massifie ces expérimentations, cela aura un effet de levier énorme sur le système alimentaire des territoires. Mais, au regard des budgets alloués aux collectivités, peuvent-elles vraiment faire plus et mieux ? Si on avait des fonds dédiés, cofinancés entre collectivités territoriales et État, on pourrait vraiment faire des choses incroyables ! », détaille-t-elle.

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Le projet Caissalim a été lancé fin 2022 par des chercheuses de l’Inrae et des associations locales, et a la particularité d’être animé par quatre comités citoyens constitués en quatre caisses de l’alimentation dans quatre quartiers et communes limitrophes : au nord (Izards-Borderouge), à l’est (Pont-des-Demoiselles-Saint-Exupéry, Empalot), à l’ouest (Les Pradettes, Lardenne, Basso-Cambo) et au sud (Castanet, Ramonville).

Les quatre groupes partagent certaines choses comme la monnaie (le mona), le réseau de professionnels conventionnés, les salariés pour coordonner le projet, mais tiennent à garder des fonctionnements indépendants. Ainsi, chaque mois, les adhérents reçoivent 100 monas (soit 100 euros) sur leur carte « Vitalim », à dépenser chez des professionnels « conventionnés » selon des critères définis collectivement : qualité alimentaire des produits, pratiques écologiques et sociales, lien de confiance avec les producteurs.

Pour que cela fonctionne, il faut avoir des personnes avec de petits revenus ou vivant des situations de précarité, et des personnes plus aisées.

S. Cohen

« La diversité socio-­économique et professionnelle a été présente dès le début de l’expérimentation. Mais, pour que cela fonctionne, il faut avoir des personnes avec de petits revenus ou vivant des situations de précarité, et des personnes plus aisées. À ­Toulouse, cet équilibre est positionné, grâce aux subventions, à 60 %, c’est-à-dire que, sur les 100 euros reçus par chaque personne, 60 euros proviennent des cotisations des adhérents. Cet équilibre économique de la caisse assure en partie l’équilibre démocratique », se réjouit Sarah Cohen.

Une dynamique démocratique qui ne s’essouffle pas dans la ville rose : la Caissalim compte désormais 325 adhérents et la gouvernance a encore évolué en association pour mieux articuler les quatre entités et devenir la Caisse citoyenne d’alimentation de l’aire urbaine toulousaine.

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