« L’administration pénitentiaire est coupable d’un crime culturel »

Philippe Pineau, président de l’association D’un livre l’autre, qui intervient en prison, s’insurge de la décision de l’administration pénitentiaire de lui interdire, du jour au lendemain, l’accès en centre de détention.

• 19 octobre 2025
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« L’administration pénitentiaire est coupable d’un crime culturel »
Du jour au lendemain, l’administration pénitentiaire a décidé d’interdire l'accès de l'association Dulla à la prison.
© Pawel Czerwinski / Unsplash

Cela faisait quarante-deux ans que l’association D’un livre l’autre (Dulla) intervenait au sein du centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne en organisant des actions culturelles. Du jour au lendemain, l’administration pénitentiaire a décidé d’interdire son accès à la prison. Un « crime culturel » pour Philippe Pineau, président de Dulla, qui s’indigne de cette décision régressive.


Président d’honneur depuis 2015, et actuel président de l’association D’un livre l’autre (Dulla) (1), je prends la plume pour dénoncer « un scandale » ‒ terme employé par Alain Claeys, ancien maire de Poitiers et ancien président de Grand Poitiers ‒, scandale de l’éviction par l’administration pénitentiaire de l’association qui menait depuis quarante-deux ans une riche activité littéraire auprès des personnes détenues.

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Ancien vice-président de l’Association des bibliothécaires de France.

Dulla avait créé et organisé en 1983, au sein de la maison d’arrêt de Poitiers, une médiathèque de façon professionnelle sur un projet du ministère de la Culture. Cette médiathèque prendra le nom de Médiathèque Naguib-Mahfouz avec l’accord du prix Nobel de littérature 1988. Pour bien comprendre la profondeur de ce scandale, il est essentiel de revenir aux temps héroïques. Dulla a « bataillé » pour faire créer un poste entier de bibliothécaire à l’ancienne maison d’arrêt de Poitiers (97 places), l’idée étant qu’il puisse exister au moins un poste entier de bibliothécaire dans chaque prison française, comme existaient des postes d’instituteur.

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En février 1996, le projet aboutissait à Poitiers grâce au courage et à la lucidité de plusieurs élus poitevins, le compagnonnage des bibliothécaires municipaux et la bienveillance de l’administration pénitentiaire. Une belle réalisation qui continua au centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne, ouvert en octobre 2009 pour 600 détenus.

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Ateliers d’écriture

L’Ifla (association internationale des bibliothécaires) recommande alors la présence de deux bibliothécaires pour 600 détenus. D’un livre l’autre, dont les adhérents bénévoles sont des gens qualifiés (bibliothécaires, écrivains, artistes), complète l’intervention de la bibliothécaire professionnelle de la médiathèque François-Mitterrand de Poitiers.

En décembre 2024, un cadre pénitentiaire a décidé d’user d’un arbitraire absolu et d’une violence inouïe pour que l’association soit rejetée.

Dulla s’engage plus particulièrement dans les actions culturelles ponctuelles autour des œuvres des écrivains invités (120), anime des ateliers d’écriture, d’histoires de vie, de lecture à voix haute et publie la revue littéraire Liseron (57 numéros), qui accueille aussi des écrits de personnes détenues. Toutes ces activités étant financées par le ministère de la Culture via la Drac. Dulla était intouchable. Des Menschen, aurait dit Robert Badinter.

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L’association a reçu la Médaille pénitentiaire en 1989 pour ce travail, et le récipiendaire n’est autre que le président actuel de l’association. La première bibliothécaire et cofondatrice de l’association, sans qui rien n’aurait été construit, ancienne présidente et actuelle trésorière, a été faite chevalier de la Légion d’honneur par le premier ministre, et son délégué fut l’avocat Francis Jacob, membre honoraire de la Ligue des droits de l’Homme.

Arbitraire absolu

Mais, en décembre 2024, un cadre pénitentiaire ‒ directeur-adjoint fonctionnel du service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) de la Vienne ‒ a décidé d’user d’un arbitraire absolu et d’une violence inouïe pour que l’association soit rejetée. L’argument est le suivant : « Comme j’ai voulu un seul partenaire en face de moi, l’accès au centre pénitentiaire ne vous sera plus autorisé. La médiathèque de Poitiers effectuera votre travail. »

Quelques mois auparavant, l’agent pénitentiaire avait obtenu l’accord des élus de Grand Poitiers pour écarter Dulla et signer une convention qui, toutefois, ne prétend pas à rendre exclusive l’animation de la médiathèque Naguib-Mahfouz par la médiathèque François-Mitterrand de Poitiers.

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D’un livre l’autre ne consent pas à ce crime culturel. Pourquoi ? L’association pionnière a été le ferment de bien d’autres initiatives en France. Aussi porte-t-elle la personnalité morale (au sens où l’entend Hannah Arendt) d’une action capable de dépasser la contradiction majeure entre médiathèque, espace de liberté et prison, lieu de coercition.

Elle témoigne de la qualité du partenariat non subordonné et résiste à l’obéissance servile. Nous savons que ces activités culturelles apportaient des moments de bien-être et un sentiment de liberté aux personnes. Bien que Dulla ait adressé au ministre de la Justice un « Mémoire de recours en défense », l’Administration pénitentiaire a décidé de « valider » ce forfait.

Alors, cette agression de D’un livre l’autre signifie-t-elle le retour aux années 1970 dans les prisons françaises ? Une régression éducative, culturelle et morale qui ne fera pas l’économie de traitements inhumains et dégradants ? D’autres associations menacées se posent aussi la question.

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