« On Falling », seule au monde

Dans son premier long métrage, Laura Carreira met en scène l’existence empêchée d’une ouvrière dans un entrepôt.

Christophe Kantcheff  • 28 octobre 2025 abonné·es
« On Falling », seule au monde
Bien que fort informé sur le quotidien dans ce type d’entreprises, le film dépasse sa seule dimension documentaire, grâce à son excellente comédienne, Joana Santos, sur laquelle repose tout le film.
© A Sixteen Films production

On Falling / Laura Carreira / 1 h 44. En salle le 29 octobre.

Premier long métrage de fiction de Laura Carreira, On Falling s’ouvre sur un groupe de personnes qui marchent dans un couloir rectiligne, à la lumière froide, sans que nul ne dise mot à quiconque. Ces employés passent ensuite un à un par un portique où ils pointent en faisant biper leur badge. L’impression de ce premier plan restera tenace : c’est comme si ces gens se dirigeaient tout droit vers l’abattoir.

Aurora (Joana Santos) fait partie de ceux-là. Travailleuse immigrée en Écosse venue du Portugal (de même que la cinéaste, installée en Grande-Bretagne de longue date), elle travaille dans un entrepôt comme préparatrice de commandes. Il s’agit, toute la sainte journée, de dégoter au long d’immenses rayonnages les objets commandés et enregistrés informatiquement, et de les rassembler dans un chariot.

« Cela ressemble à une course au trésor », commentera une manageuse à des enfants visitant l’entrepôt, sans doute pour leur donner le goût d’un métier absurde. Elle aurait pu ajouter que lorsqu’ils sont désignés, comme Aurora, « employés de la semaine » pour leur bon rendement, ils sont récompensés… avec une barre chocolatée ! Les couleurs de l’entreprise sont celles d’Amazon, mais la marque n’apparaît jamais tant la nature de ces bullshit jobs est devenue, hélas, universelle.

Immigrée, vivant dans un foyer où se croisent des travailleurs de différentes nationalités, Aurora est par conséquent relativement isolée. Ses liens les plus étroits, qui n’ont rien à voir avec une amitié mais reposent avant tout sur des échanges de services, elle les a avec une compatriote, une de ses collègues. Or le travail qu’elle effectue accentue cette solitude.

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Plus encore : l’absence de relations entre les employé·es en est une donnée consubstantielle, ce que le film décrit de manière quasi anthropologique. Dès lors, le téléphone portable fait figure de compagnon indispensable – on compte peu de plans où Aurora ne l’a pas à la main. Et quand elle le fait accidentellement tomber, les 24 heures nécessaires à sa réparation sont éprouvantes – outre la dépense exceptionnelle que cela génère et qui la met en difficulté.

Bien que fort informé sur le quotidien dans ce type d’entreprises, On Falling (« En tombant ») dépasse sa seule dimension documentaire. En premier lieu grâce à son excellente comédienne, Joana Santos, sur laquelle repose tout le film. Elle interprète Aurora sans misérabilisme, en composant avec subtilité un personnage plutôt opaque dont on ne connaît pas l’histoire.

Émotion sourde

En tout et pour tout, sur l’heure trois quarts que dure On Falling, Aurora aura deux contacts avec un autre corps : elle pose sa tête sur l’épaule d’un travailleur polonais qui se montre sympathique avec elle, mais qui répond froidement à ce geste ; elle tient le bras d’un gardien de parc qui la relève après qu’elle y a eu un malaise.

S’incarne à travers Aurora, au présent comme au passé, le sort d’une multitude d’ouvrières à la vie empêchée, broyée.

Ses interactions sont réduites à l’extrême. Les pauses sont courtes, le temps d’échanger à la cantine sur le plat du midi, mangeable ou pas, et ce à quoi on occupe ses soirées ou ses week-ends : « Je fais ma lessive », confie Aurora. Seule « excentricité » : elle a un faible pour les friandises, le sucre apparaissant ainsi comme une forme de compensation vaine et dérisoire du vide de son existence.

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Si ce minimalisme relève de la justesse du film, il en émane aussi progressivement une émotion sourde, qui finit par éclater dans les trois séquences finales, mettant en scène une séance de maquillage dans un grand magasin, un entretien d’embauche et un moment inouï dans l’entrepôt où le travail est un temps à l’arrêt. Soudain s’incarne à travers Aurora, au présent comme au passé, le sort d’une multitude d’ouvrières à la vie empêchée, broyée.

C’est sans doute une des raisons qui ont décidé les producteurs de Ken Loach à s’impliquer dans ce premier long métrage. Ils ne se sont pas trompés. Quand s’élève la musique stridente et plaintive du groupe Lankum pour le générique final, les émotions qui nous étreignent ne sont pas près de nous abandonner.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes