« Face au génocide, filmer ou photographier devient une manière de résister »
Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit pénal, et Julien Martin, avocat, reviennent sur le rôle judiciaire que peuvent avoir les images de Gaza, alors que la presse y est ciblée ou empêchée de s’y rendre.

© Omar AL-QATTAA / AFP
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Journal d’une Gazaouie : la bande de Gaza dans les yeux d’Arwa Les images de Gaza, « une nécessité historique et judiciaire » Abu Joury, une voix arrachée à Gaza Salah Hammouri : « La détention administrative a été un moyen de détruire la société palestinienne »À Gaza, où l’accès des journalistes est strictement interdit – ou où ces derniers sont la cible de l’armée israélienne –, ce sont les habitant·es qui documentent les événements. Photos et vidéos deviennent alors les principales sources d’information. Ces images alimentent également les enquêtes judiciaires mais jusqu’où ces images peuvent-elles constituer des preuves et jouer un rôle dans la recherche de la justice ?
Pour répondre à ces interrogations, nous avons sollicité Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit pénal à l’Université Paris 8 où il dirige l’Institut d’études judiciaires, et Secrétaire général de l’association Jurdi*, ainsi que celle de Maître Julien Martin, avocat au barreau de Strasbourg en droit international et européen des droits de l’homme et expert auprès du Conseil de l’Europe.
Juristes pour le respect du droit international, association dont le but est de promouvoir et de contribuer au respect du droit international dans le cadre de la question israélo-palestinienne.
L’association JURDI a d’ailleurs engagé des procédures contre la France et contre l’Union européenne pour non-respect de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide.
On observe que ce sont parfois les habitant·es de Gaza eux-mêmes qui produisent et diffusent des images. Comment expliquez-vous cette démarche ?
Julien Martin : Depuis le début des opérations militaires menées par l’armée israélienne, les journalistes internationaux n’ont pas accès à la bande de Gaza et ne peuvent donc pas documenter la situation sur le terrain. Les journalistes palestiniens, dont ceux de la chaîne Al Jazeera ont été et sont systématiquement ciblés par Tsahal. 220 journalistes ont été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza en près de 23 mois, selon Reporters sans frontières.
Seuls témoins directs, les Gazaouis filment et/ou captent, souvent malgré eux, la situation qui sévit dans la bande de Gaza, notamment pour témoigner de l’intensité des bombardements, des exactions commises par l’armée israélienne et de leurs conditions de vie inhumaines. Face au génocide, filmer ou photographier devient une manière de résister à l’effacement, mais aussi d’appeler le monde à ne pas les oublier. J’imagine que ces images sont autant d’appels adressés à la communauté internationale pour que leur souffrance soit vue et reconnue.
Les images produites par les Palestien·ne·s constituent-elles des preuves dans le cadre juridique ?
Benjamin Fiorini : Oui. L’objectif principal d’un procès pénal est l’établissement de la vérité. C’est pourquoi en cette matière, un principe prévaut : celui de la liberté de la preuve. Ce principe veut que tous les moyens de preuve (y compris les photos et vidéos enregistrées par la population civile) soient admissibles devant les juridictions pénales, que ce soit au niveau national (notamment en France, où pourraient par exemple être poursuivis les soldats franco-israéliens auteurs de crimes) ou au niveau international.
Ces images ont la particularité d’être quotidiennes depuis le début des opérations dévastatrices menées par Israël dans la bande de Gaza.
Julien Martin
Il revient ensuite au juge, d’après son intime conviction, de déterminer la valeur probante des images qui lui sont présentées, au besoin en les rapprochant d’autres éléments de preuve. Il est intéressant de relever que c’est devant le tribunal de Nuremberg (1945-1946) que pour la première fois dans l’histoire judiciaire, des films ont été projetés à l’audience et utilisés comme preuve des crimes commis par les nazis.
Comment se passe le traitement des images dans le cadre d’une guerre ou d’un génocide ?
B.F. : Les images potentiellement exploitables sont collectées sur les réseaux sociaux par l’accusation (par exemple, au niveau de la Cour pénale internationale, par des enquêteurs rattachés au Bureau du procureur) afin de documenter les crimes commis. On parle alors de « recherches d’informations en sources ouvertes » (ou OSINT pour Open Source INTelligence), qui se sont considérablement développées ces dernières années, notamment dans le cadre de la guerre en Syrie.
Une fois passée la phase de collecte, le travail des enquêteurs est de vérifier l’authenticité des images, de les dater, d’identifier les lieux où elles ont été filmées, et de déterminer en quoi elles permettent de prouver la commission de crimes et/ou d’identifier leurs auteurs. Cette technique d’enquête permet de reconstituer les événements de façon dynamique, et ainsi de documenter des crimes se déroulant dans des zones où les acteurs de la justice ne peuvent pas se déplacer. À noter que les images filmées et diffusées par les soldats israéliens de leurs propres exactions pourront, de la même façon, être utilisées contre eux dans le cadre de procédures pénales.
Même lorsqu’elles ne débouchent pas immédiatement sur des procès, les images jouent-elles un rôle politique ?
B.F. : Si la justice internationale n’a pas encore jugé les auteurs des crimes commis sur la population gazaouie, il est certain que la diffusion des images de ces crimes, notamment à travers les réseaux sociaux, a eu deux rôles majeurs. Un rôle juridique d’abord, puisqu’elle a contribué à l’émission de mandats d’arrêt par la Cour pénale internationale à l’encontre du premier ministre Benyamin Netanyahou et de son ancien ministre des Armées Yoav Gallant, pour des faits de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – étant précisé que la qualification de génocide pourrait être retenue ultérieurement.
Un rôle politique ensuite, puisqu’en révélant l’horreur des massacres commis par l’armée israélienne et son ampleur, la diffusion de ces images a apporté un puissant contre-récit à la propagande israélienne, tout en accentuant la mobilisation en faveur de la défense des droits du peuple palestinien.
Les images filmées et diffusées par les soldats israéliens de leurs propres exactions pourront être utilisées contre eux dans le cadre de procédures pénales.
Benjamin Fiorini
J.M. : Ces images participent à la construction d’une mémoire collective, empêchant l’oubli ou le déni. Elles constituent une archive visuelle qui peut servir aux historiens, aux juristes et aux juridictions internationales. De manière plus individuelle, elles confrontent de façon brutale notre conscience à notre propre humanité. J’entends par là que les émotions transmises à la vue de ces images témoignent surtout pour ceux qui parviennent à les ressentir, de notre capacité à éprouver de l’empathie et s’identifier dans la souffrance de l’autre. Je pense que ces émotions nous rendent profondément responsables dans notre parcours d’être humain.
Quel est le poids des images dans l’écriture de l’histoire d’un génocide comme à Gaza ?
J.M. : Ces images ont la particularité d’être quotidiennes depuis le début des opérations dévastatrices menées par Israël dans la bande de Gaza. Certains ont pu qualifier la situation à Gaza de « génocide en direct », marquant à la fois l’instantanéité des images diffusées depuis l’enclave, mais aussi notre condition de spectateurs impuissants. En cela, je dirais que ces images ont plus qu’un poids, elles sont un fardeau qu’il nous faudra assumer, puisqu’elles révèlent avec une cruauté inqualifiable, notre incapacité à honorer ces valeurs pour lesquelles tant de nos aïeux se sont battus au sacrifice de leur propre vie.
Ces images contribuent, malgré elles, à caractériser, jour après jour, le déroulement d’un génocide diffusé sur les réseaux sociaux, mais silencié au plus haut niveau. Sur ce point, les images témoigneront aussi du consensus international de lâcheté qui a permis d’encourager la commission du pire.
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