Journal d’une Gazaouie : la bande de Gaza dans les yeux d’Arwa

Arwa est réfugiée avec son mari et ses enfants à Deir el-Balah, au centre de la bande de Gaza. Durant une semaine, elle a confié à notre journaliste Céline Martelet son quotidien, ses peurs, ses angoisses.

Céline Martelet  • 7 octobre 2025
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Journal d’une Gazaouie : la bande de Gaza dans les yeux d’Arwa
Une famille palestinienne cuisine sur les trottoirs de Deir el-Balah après avoir fui de Beit Hanoun, au nord-est de la bande de Gaza.
© BASHAR TALEB / AFP

Arwa a une trentaine d’années. Cette mère de famille vivait dans le nord de la bande de Gaza avant le 7 octobre 2023. Trois jours après le début de la guerre, sa maison a été anéantie par l’armée israélienne. Elle a tout perdu. Depuis, elle a dû fuir à dix reprises au rythme des avancées de l’armée israélienne et des bombardements. Dix déplacements forcés avec son mari, ses deux garçons et leurs deux bergers allemands. Aujourd’hui, elle vit dans un appartement qu’elle loue à Deir el-Balah au centre de l’enclave palestinienne. Elle travaille pour une ONG.


Mardi 30 septembre

Bonjour Céline. En sortant de chez moi tout à l’heure, j’ai découvert à quel point les rues de Deir el-Balah avaient une nouvelle fois changé. Des milliers de personnes sont arrivées ces dernières heures. Elles ont fui la ville de Gaza à la recherche d’un abri. Deir el-Balah est l’un des derniers endroits où l’armée israélienne nous autorise à rester. Dans ces rues, l’air est alourdi, saturé même par le poids de la détresse humaine. Des tentes ont comme surgi le long des trottoirs. Les eaux usées qui sortent de ces camps de fortune s’infiltrent sur les routes. Le trajet vers le travail, qui me prend d’habitude seulement dix minutes, s’étire désormais sur une heure, à travers un labyrinthe d’âmes désespérées en errance.

Dans ces rues, l’air est alourdi, saturé même par le poids de la détresse humaine.

En chemin, sur le bord de la chaussée, mon regard s’arrête sur un petit groupe de femmes. Elles sont là, assises sur le rebord d’un trottoir poussiéreux. Autour d’elles, des piles d’objets domestiques tiennent dans un équilibre précaire. Des matelas, des couvertures, des casseroles, des sacs de vêtements. Toute une vie entassée à la hâte pour fuir une tente ou un appartement que l’armée israélienne les a obligées à quitter. Ce ne sont pas ces biens éparpillés à même le sol qui me serrent le ventre lorsque je les regarde, mais leur douleur. Toutes ces femmes sont habillées en noir. Elles pleurent. Des sanglots, profonds et déchirants. Ils parviennent à couvrir le vacarme de la rue. Je n’ai pas besoin de leur demander la raison de leur désespoir. Je le sais.

Le deuil à Gaza parle de lui-même : elles viennent de perdre un être cher. Leur souffrance me transperce. Comment imaginer être forcée à se déplacer alors qu’on vient d’enterrer l’un des nôtres ? Jusqu’à mon lieu de travail, je suis restée silencieuse. J’ai prié pour demander à Dieu de protéger les personnes que j’aime car je sais, au plus profond de moi, que je ne pourrai pas supporter de leur survivre.


Mercredi 1er octobre

J’ai seulement pris en me réveillant du pain trempé dans de l’huile d’olive et du sel. J’en ai trop marre de manger des falafels pour remplir mon estomac. Je vais essayer de trouver des œufs pour les enfants mais les prix sont si élevés.

Pour Lucy et Benji, mes deux chiens, je n’arrive plus à trouver de quoi les nourrir. Ils se contentent souvent de manger nos restes. C’est très difficile pour eux aussi. Il y a quelques semaines, heureusement, l’ancien gardien du zoo de Gaza nous a apporté de la nourriture pour eux. Lui aussi essaie de sauver les animaux. Il nous informe dès que des gens lui amènent un mouton ou un cheval mort.

Avant, je promenais souvent mes chiens au bord de la plage mais aujourd’hui c’est impossible : la plage est interdite d’accès. Les chiens sont enfermés comme nous et le temps est long pour eux aussi. Mais Lucy et Benji nous apportent un sentiment, une illusion même de normalité malgré tout ce qui se passe autour de nous. Et j’ai aussi deux perroquets ! Ils s’appellent Amigo et Smoky. L’un d’eux m’a été confié par un ami qui a eu la chance de pouvoir partir au Caire avant la fermeture définitive du point de passage.


Jeudi 2 octobre

Il est tard, je viens de commencer l’écriture d’une chanson. Elle parle de ma vie depuis deux ans. Je t’envoie un extrait : « Tout est noir et étroit. Tout est chagrin, la vie ne reviendra pas. J’ai dispersé des parties de moi-même à chaque déplacement. Ma vie d’avant me manque. Le lait, le pain. Une maison. Des amis que tu aimes. La paix qui t’entoure. Le confort et la sérénité. J’ai oublié ce que cela voulait dire. »


Vendredi 3 octobre

Bonsoir Céline, je suis désolée. J’ai été très angoissée toute la journée. Je suis épuisée. Je n’ai pas la force de te parler ce soir. Demain inch’allah, j’ai besoin de dormir.


Samedi 4 octobre

C’est mon jour de repos. C’est le seul moment où je trouve un peu d’énergie pour cuisiner. En semaine, on ne mange pas beaucoup. Juste du riz cuit à la hâte. Là, je vais avoir du temps pour préparer des légumes comme les aubergines, les courgettes. Bien sûr, il n’y a pas de viande, mais j’adore préparer les repas.

Ma mémoire est envahie par le souvenir des nuits de bombardements interminables durant lesquelles tous les types d’armes sont utilisés.

Avant la guerre, en fin de semaine, on allait à la plage. Tout cela appartient au passé hélas, mais je suis chanceuse d’avoir encore mes fils et mon mari près de moi. Ils sont devenus ma bougie de sauvetage (ça se dit, ça ?). Mon cœur se brise en petits morceaux à chaque fois que je vois des vidéos d’enfants autour d’une table avec un repas varié, quand je vois aussi des élèves aller à l’école ou d’autres personnes voyager librement et retrouver leurs familles. Alors que moi je suis privée des miens depuis trop longtemps.

Ma mémoire est envahie par le souvenir des nuits de bombardements interminables durant lesquelles tous les types d’armes sont utilisés. Des heures durant lesquelles j’ai trop serré contre moi mes deux garçons âgés de 13 ans et 16 ans comme si je pouvais les protéger juste avec mon amour. Mais je m’accroche encore et toujours à l’espoir, à l’idée qu’il peut exister quelque part une lueur d’espoir.


Dimanche 5 octobre

Ce matin, je suis reposée. Je lis que le Hamas est prêt à accepter le plan proposé par Donald Trump. Ma réalité à moi, c’est que je ne veux plus être déplacée. Je ne veux plus changer encore une fois de maison. Cela fait dix fois déjà depuis le début de ce génocide.

Je ne veux plus changer encore une fois de maison. Cela fait dix fois déjà depuis le début de ce génocide.

En juillet dernier, j’ai failli mourir dans les décombres d’un immeuble où on avait trouvé refuge avec mon mari et les enfants. Il y avait un lit et une salle de bains, je m’en souviens très bien. L’armée israélienne nous a encore demandé de partir et moi j’ai perdu pied, j’ai refusé. Je ne voulais plus bouger, j’avais perdu la volonté de me battre. J’étais vidée. Mes enfants m’ont suppliée de me ressaisir. Finalement, nous avons quitté cet immeuble et, quelques jours plus tard, il a été pulvérisé par un bombardement. Les déplacements forcés nous épuisent. Depuis deux ans, ce ne sont pas seulement les bâtiments qui sont détruits, c’est aussi l’espoir. Mes nuits sont devenues des épreuves, je les passe à me demander si l’angoisse qui me ronge finira un jour par s’apaiser.


Lundi 6 octobre

Des représentants du Hamas et d’Israël doivent discuter de notre avenir à Gaza. Cela devrait durer plusieurs jours. Franchement, ici à Gaza, j’ai l’impression que plus personne n’y croit à ce plan proposé par Donald Trump. Il y a beaucoup de méfiance. On est tous fatigués physiquement et psychologiquement. On veut juste que les bombardements cessent et que l’on puisse vivre un minimum normalement avec de l’eau, de la nourriture et un toit. C’est tout ce que l’on demande. On a déjà été les témoins de tellement d’échecs dans ces négociations pour des cessez-le-feu, alors plus personne n’ose y croire.

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