Aux États-Unis, « une esthétique de la peur au cœur de la médiatisation des expulsions »

Chercheur spécialiste des expulsions forcées, WIlliam Walters décrypte la façon dont l’administration Trump organise sa politique migratoire. Il explique également comment la communication autour de ces pratiques violentes est présentée comme un « spectacle » pour le public américain.

Pauline Migevant  • 20 octobre 2025 abonné·es
Aux États-Unis, « une esthétique de la peur au cœur de la médiatisation des expulsions »
© Colin Lloyd / Unsplash

William Walters est sociologue politique à l’Université de Carleton au Canada. Travaillant notamment sur les frontières, il a mené des projets de recherche sur le rôle de l’aviation civile dans les expulsions forcées en Europe et ailleurs. Une partie de son travail est disponible en français dans la revue AntiAtlas de 2022 sur les expulsions par voie aérienne. Son analyse permet de comprendre comment les cibles de la politique états-unienne d’expulsions forcées ont changé avec l’administration Trump, mais aussi la façon dont ces politiques de terreur sont accompagnées d’une communication s’inscrivant dans le projet Maga (Make America Great Again).

Trump a promis d’expulser de force 1 million de personnes migrantes cette année. Ces pratiques changent-elles de degré ou de nature avec les politiques d’expulsion des gouvernements précédents ?

William Walters : Même si Trump a promis un million d’expulsions en un an, il faut garder en tête qu’à certains moments, sous Obama et Biden, il y a eu plus d’expulsions que sous ce nouveau gouvernement fédéral extrême. Si Obama a atteint des taux d’expulsion très élevés pour se légitimer et acquérir un capital politique afin de mener des actions progressistes dans d’autres domaines, ces expulsions concernaient soit des personnes qui venaient d’entrer dans le pays et avaient été arrêtées dans les zones frontalières, soit des migrants ayant fait l’objet de condamnations pénales.

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Aujourd’hui, certains changements sont extrêmement préoccupants, notamment l’ampleur des expulsions vers des pays tiers, avec lesquels les personnes n’ont aucun lien. Autre changement : l’élargissement en termes de ciblage des personnes, des statuts et des catégories visées. Aujourd’hui, des personnes qui ont un statut légal comme celui de résident permanent ou de la protection temporaire, sont également visées. On constate également un élargissement des lieux où les raids sont menés. Des lieux qui étaient considérés comme des zones interdites, tels que les lieux de culte, les hôpitaux ou les tribunaux, ne le sont plus. Trump déploie également la Garde nationale ou l’armée dans les zones frontalières ou certaines villes.

L’administration Trump fait appel aux agences militaires et aux agents fédéraux pour intervenir dans des domaines qui relevaient auparavant de la responsabilité des États ou des autorités locales. Une autre mesure prise, et qui est vraiment choquante, consiste à invoquer des lois telles que l’Alien Enemies Act de 1798 pour justifier certaines de ces expulsions.

Ces lois traitent les migrants comme des ennemis étrangers.

Cette loi n’a été invoquée que trois fois, la dernière fois pour interner les Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. En réalité, ces lois traitent les migrants comme des ennemis étrangers, comme s’ils étaient des citoyens de pays ennemis susceptibles de comploter contre le gouvernement. Ces justifications juridiques leur permettent d’étendre la capacité à expulser immédiatement des personnes avant qu’elles n’aient la possibilité de contester les décisions devant les tribunaux.

Dans quelle mesure l’administration Trump s’appuie-t-elle sur le secteur privé pour mener ses politiques ?

L’un des domaines où les liens avec le secteur privé sont les plus importants est celui de la détention. Une grande partie des centres de détention sont gérés par de grandes entreprises privées telles que Geo Group. Le responsable de la sécurité frontalière de Trump, Tom Homan, et la procureure générale Pam Bondi ont précédemment fait du lobbying auprès de Geo Group. On pourrait penser que ces entreprises privées ont intérêt à ce qu’il y ait davantage de détentions. Les compagnies aériennes privées jouent également un rôle important dans tout cela, bien sûr, tandis que des avions militaires ont également été utilisés pour certaines expulsions.

Une forme perverse d’érotisation du criminel et de l’expulsion, entièrement fabriquée pour la consommation de masse et le plaisir du public américain.

Comment l’usage des réseaux sociaux et les images accompagnent ces politiques d’expulsions forcées ?

Trump utilise une politique de haine pour attiser les sentiments et les émotions d’une partie de la population. Les images, vidéos et mèmes qui circulent entre les plateformes médiatiques d’extrême droite et les informations officielles du gouvernement en font partie. Et ça se retrouve également dans les médias grand public.

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En février 2024, Kristi Noem, secrétaire à la Sécurité intérieure, a organisé une visite du centre de confinement du terrorisme (Cecot) au Salvador, tenue par le régime de Bukele. Pour une séance photo, elle pose devant une cellule de prison, vêtue d’une casquette de baseball et d’un t-shirt blanc. Derrière elle, il y a des détenus et prisonniers à moitié nus, tous rasés et tatoués, entassés dans une cellule. Beaucoup de ceux que les États-Unis ont envoyés à Cecot n’avaient pas de casier judiciaire. Pourquoi la faire poser devant cette prison remplie d’hommes à moitié nus, rasés et tatoués ? C’est une forme perverse d’érotisation du criminel et de l’expulsion, entièrement fabriquée pour la consommation de masse et le plaisir du public américain.

Les expulsions aux États-Unis attirent l’attention en Europe parce qu’elles suscitent à la fois la peur et l’étonnement.

Il existe d’autres exemples comme les rafles d’immigrés qui sont souvent menées par des agents masqués. Ce n’est pas seulement pour empêcher de les identifier. C’est aussi une esthétique de la peur et de l’horreur qui devient un élément central dans la médiatisation de l’expulsion, dans la manière dont elle est représentée pour le public.

En France, depuis le début du second mandat de Trump, les médias français semblent s’inquiéter de l’enfermement des étrangers aux États-Unis et des expulsions forcées, sans pour autant s’intéresser aux centres de rétention qui existent ici. Vous passez actuellement un semestre à Amsterdam. Comment percevez-vous le regard européen sur ce qui se passe aux États-Unis ?

Est-il vrai que les médias et les responsables politiques européens accordent davantage d’attention au racisme et aux violences policières aux États-Unis que dans leur propre pays ? Peut-être. Je pense en tout cas que de nombreux Européens sont très préoccupés par l’orientation politique prise par les États-Unis. À savoir, le risque que ce pays devienne un régime hautement antidémocratique, voire fasciste, où règne le spectacle, où l’État de droit est menacé et où toutes sortes d’atteintes à la liberté d’expression semblent prévaloir.

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Je pense que l’immigration et les expulsions aux États-Unis attirent l’attention en Europe parce qu’elles suscitent à la fois la peur et l’étonnement. Mais pour certaines personnes, elles sont une source d’inspiration. Certains populistes d’extrême droite, qui ne sont plus des figures marginales dans de nombreuses régions d’Europe, peuvent désormais dire : « Regardez, cela fait des décennies que nous disons que les immigrants illégaux et les réfugiés sont un problème, et les États-Unis commencent enfin à prendre cette question très au sérieux. » Trump peut donc, dans une certaine mesure, légitimer leur cause. En même temps, ils doivent faire attention à la manière dont ils s’alignent sur lui. Il est risqué et imprévisible.

Comment comprenez-vous la réaction de la société états-unienne face à ce qui se passe actuellement ?

Les sondages d’opinion semblent indiquer un enthousiasme considérable pour ces politiques d’expulsion agressives. C’est comme si c’était l’un des piliers du camp Maga. Au cours du premier mandat de Trump, une grande partie du discours pendant la campagne et après l’élection s’est concentrée sur la construction du mur à la frontière avec le Mexique. Cette fois-ci, c’est un peu différent. Les expulsions, les raids et les arrestations ont en quelque sorte remplacé le mur comme fantasme politique.

Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose ?

Du point de vue de nombreux libéraux blancs exerçant des professions libérales, une grande partie des actions de Trump sont choquantes, effrayantes et stupéfiantes. Mais du point de vue des Noirs américains et d’autres groupes minoritaires, qui luttent depuis des siècles contre la violence raciale et les actions policières despotiques et terribles, cela n’a rien d’inédit. Les militants ayant une perspective subalterne affirment que le trumpisme apparaît en quelque sorte comme une continuation ou une résurgence du passé plutôt que comme quelque chose d’entièrement nouveau.

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Peut-être que la nuit tombe véritablement sur l’Amérique en ce moment, mais de nombreuses luttes contre les politiques racistes et la violence ont été victorieuses dans le passé. Qui sait si, de notre vivant, la situation s’améliorera aux États-Unis ou dans nos propres pays ? Mais la politique se déroule à plusieurs échelles de temps, dont certaines sont très longues. Nous devons garder cela à l’esprit.

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