Jean-Luc Mélenchon tend la main aux petits patrons

Le triple candidat à la présidentielle propose au petit patronat qui s’oppose au Medef une forme de compromis politique. Une prise de position stratégique qui lui permet d’affaiblir le grand patronat, de déconstruire une image d’ennemi des entreprises et de tenter de rallier des soutiens inattendus.

Lucas Sarafian  et  Pierre Jequier-Zalc  • 3 octobre 2025 abonné·es
Jean-Luc Mélenchon tend la main aux petits patrons
Jean-Luc Mélenchon profite de la division parmi le patronat pour convaincre certains chefs d'entreprise que le Médef ne partage pas leurs intérêts.
© Sebastien Salom-Gomis / AFP

Et soudain, Jean-Luc Mélenchon lit un tract du Medef au quartier général des trotskistes du Parti ouvrier indépendant (POI), au 87 rue du Faubourg Saint-Denis, dans le 10e arrondissement de Paris. « Je vous invite donc, dans la compassion à laquelle je m’attends, à sortir vos mouchoirs pour vous préparer à vous éponger le visage à mesure que vous entendrez les échos de la souffrance du président des patrons [Patrick Martin, N.D.L.R] », ironise le triple candidat à la présidentielle lors d’une conférence donnée dans la soirée du 1er octobre.

À la tribune, le fondateur de La France insoumise (LFI) lit l’appel de la première organisation patronale à se rassembler à l’Accor Arena le 13 octobre prochain. Un grand meeting pour cibler ce débat public qui aurait fait de la chasse aux riches son obsession. Sur ce tract, il est écrit : « Pourquoi devrait-on s’excuser de créer des emplois, de faire tourner l’économie, de donner une chance aux jeunes ? Réussir, ce n’est pas une honte, c’est une chance pour la France. » Ou encore : « L’entreprise n’est pas l’ennemie de la justice sociale : elle en est la condition. »

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Après avoir raillé cette initiative politique, Jean-Luc Mélenchon s’efforce de contredire ce mensonge qui présenterait la gauche comme l’ennemie des entreprises, une fable sans cesse martelée par la droite : « Pour nous, les entreprises doivent prendre leur part de l’intérêt général humain et modifier les process de production. C’est pourquoi certaines sont des alliées et d’autres sont des adversaires. » L’insoumis s’adresse même aux très grandes entreprises.

Mélenchon pense chacune de ses prises de parole en prenant en compte les séquences qui se dressent devant lui.

À elles, il lance : « Vous avez plus intérêt à avoir des insoumis au pouvoir qui vont pratiquer la bifurcation écologique, qui vont proposer la planification et qui vont vous donner la valeur suprême de l’entreprise, c’est-à-dire lutter contre l’incertitude, lutter pour la visibilité. Vous saurez dans quelle direction ça vaut la peine d’investir et dans quelle direction ça ne vaut plus la peine d’investir parce que vous ne serez plus soutenu par le gouvernement. »

Le mythe d’une interpatronale

Pas question néanmoins de subitement se transformer en allié du Medef, moqué tout au long de sa prise de parole. Mais l’occasion pour l’insoumis de s’engouffrer dans une brèche que l’annonce de « l’énorme meeting » du Medef lui a ouverte. En bon militant trotskiste, Mélenchon pense chacune de ses prises de parole en prenant en compte les séquences qui se dressent devant lui.

En effet, alors que l’organisation patronale voudrait en faire un rassemblement unitaire des patrons – une sorte d’interpatronale –, deux organisations ont signifié qu’elle ne prendrait pas part à cette mobilisation : l’Union des entreprises de proximité (U2P) et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME).

« Je n’amènerai pas les artisans, les commerçants, les professions libérales de France pour servir de chair à canon à des intérêts qui ne sont pas les nôtres », a ainsi clairement signifié Michel Picon, président de l’U2P, représentant 3,4 millions d’artisans, de commerçants et de petites entreprises. Une sortie très virulente à l’égard de Patrick Martin, et de l’Afep, la très discrète Association des entreprises privées, qui rassemble 117 grands groupes de l’économie française.

Cette dernière est récemment sortie du bois, tenant une conférence de presse pour, notamment, lutter contre l’éventuelle mise en place de la taxe Zucman, cet impôt sur les ultra-riches plébiscité dans l’opinion publique. Avec le Medef, leur menace est la même : « Taxez nous, et nous partirons. » Ce qui indigne au plus haut point le président de l’U2P : « Chez nous, le boulanger, demain matin, il fera son pain. L’infirmière, elle se lèvera pour aller soigner ses patients. Le plombier terminera son chantier. On ne menace pas. On aime notre pays, on aime nos clients, le travail que nous faisons. »

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Jean-Luc Mélenchon l’a très bien compris : la taxe Zucman, qui ulcère Patrick Martin ou Bernard Arnault, ne concernerait pas l’immense majorité des chefs d’entreprise. Même la CPME, habituellement très proche du Medef, a pris ses distances avec le meeting du 13 octobre. « Les objectifs de ce meeting sont assez flous », explique dans les colonnes du Parisien Amir Reza-Tofighi, président de la CPME et de ses 320 sociétés adhérentes, qui dit privilégier le « dialogue ».

Entre la CPME et les Insoumis, une discussion cordiale, des désaccords nombreux, mais des points d’entente ont aussi aussi été trouvés.

Malgré tout, le jeune président de l’organisation – il a été élu en début d’année – reste sur une ligne très libérale, bien éloignée de la planification voulue par les insoumis. « La taxe Zucman touche ceux qui possèdent un patrimoine de 100 millions d’euros, mais une fois mise en place, les seuils diminueront. Et puis, arrêtons de dire que les entreprises sont gavées d’aides publiques et qu’elles s’en mettent plein les poches », assure-t-il dans le même entretien.

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Ces prises de positions ne l’ont toutefois pas empêché d’être convié par les insoumis pour leurs Amfis cet été. Amir Reza-Tofighi a débattu avec Aurélie Trouvé, alors présidente insoumise de la commission des Affaires économiques de l’Assemblée, autour de cette question : « L’État doit-il aider les entreprises ? » Une discussion cordiale. Des désaccords nombreux. Mais des points d’entente ont aussi été trouvés.

Notamment sur le fait de privilégier la production française au sein des marchés publics. « Aujourd’hui, combien de marchés publics sont attribués à des entreprises étrangères qui produisent en Chine ou ailleurs ? Cela ne fait pas fonctionner notre tissu économique local », remarque Amir Reza-Tofighi. Immédiatement rejoint par Aurélie Trouvé : « Nous sommes tout à fait d’accord à ce propos. »

En préambule de cette conférence, la députée insoumise l’assumait d’ailleurs pleinement : « Au sein de La France insoumise, nous ne sommes pas contre les entreprises. L’entreprise n’est pas une structure homogène, il y a énormément de disparités sociales. On ne peut pas toutes les considérer de la même manière. Il faut que nous pensions à cette question, que nous travaillions dessus. Aujourd’hui, j’ai tendance à croire qu’elle reste un impensé de la gauche. »

Opération séduction

Quelques semaines après cette première main tendue, Jean-Luc Mélenchon réitère le geste durant cette conférence donnée au siège du POI. L’ancien sénateur socialiste sait qu’appuyer sur la fracture au moment où les organisations patronales se divisent lui permet d’affaiblir le patronat de façon globale et de rallier à lui des soutiens inattendus au sein du monde des entreprises : « Aux petits patrons, je dis cette chose : ne croyez pas que vous puissiez échapper à la décadence générale à laquelle ces gens vous condamnent, par leur rapacité, leur parasitisme, leur incapacité à penser le futur et à s’inscrire dans les tendances de la nécessité des besoins qui sont présentés par l’humanité. »

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Cette prise de parole fait plutôt rire du côté de la CPME. « C’est du Mélenchon tout craché, quoi », commente auprès de Politis, Eric Chevée, numéro deux de la confédération patronale. « Tant mieux que les insoumis fassent un premier signe d’ouverture à notre encontre, mais je vais être très clair : leur proposition politique est très, très, très, très (sic) éloignée des solutions qu’on doit trouver pour nos entreprises, toutes les entreprises. »

Pour le député insoumis Antoine Léaument, le petit patronat a pourtant intérêt à se rallier au mélenchonisme : « Il y a beaucoup de chefs d’entreprises qui votent pour nous, ou qui peuvent voter pour nous. Avec l’ubérisation du marché du travail, une grande partie de l’entreprenariat s’est paupérisé, ils sont considérés statutairement comme des chefs d’entreprises et on n’en parle jamais. »

Manifestation contre la réforme des retraites
Lors des manifestations contre la réforme des retraites, à Paris, en février 2023.

Jean-Luc Mélenchon imagine une sorte de compromis politique et égraine, sur scène, des mesures qui pourraient attirer les bonnes grâces des petits patrons : la sortie de la dépendance aux Gafam, un impôt sur les sociétés plus progressif, une modification de l’impôt sur le revenu, la lutte contre le travail détaché, des garanties d’accès à des prêts. Et surtout, une lisibilité permise par une planification.

Pour le moment, l’argumentaire ne convainc pas complètement. « Les sujets nous parlent, évidemment, mais les réponses proposées ne sont pas les bonnes. Sur l’impôt sur le revenu, pour nous, le problème se situe plutôt dans le fait que beaucoup de personnes n’y contribuent pas. Clairement, pour nous, le problème actuel de recettes publiques est plutôt à chercher vers le bas de la distribution que vers le haut. Donc, notre schéma de pensée est orthogonal avec celui insoumis », assume Eric Chevée.

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Mais au sein du mouvement insoumis, l’opération séduction est assumée. « Réussir la transition écologique, ça passe par tous les réseaux des TPE, PME et ETI. Le savoir-faire est là. Et quand on sape les bonnes subventions publiques, ce sont les TPE et PME qui sont impactées. On veut que les grands groupes paient leur juste part de l’impôt et augmenter le Smic en rééquilibrant les cotisations avec une péréquation pour les gros groupes qui doivent payer », explique le député insoumis René Pilato, membre de la commission des Affaires économiques.

Dans sa circonscription de Charente, il échange avec la CPME : « Sur le terrain, on rencontre les entreprises, on se mobilise quand il y a des licenciements. Les convaincre, c’est un travail de longue haleine. Mais quand on a le temps de parler avec elles, elles comprennent qu’au-delà du récit chanté par les médias mainstream, les insoumis sont des gens sérieux. »

Antoine Léaument en est convaincu : « On a tendance à penser qu’il y a des thèmes de droite et des thèmes de gauche, qu’il faudrait moins parler de certains sujets ou qu’on nous interroge moins sur certaines questions. C’est faux. Il faut qu’on entende un peu plus les propositions de fond de la gauche sur certains sujets, et la fiscalité des entreprises en fait partie. » Mission impossible ?

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