Dans les CRA, une justice en visio rendue loin des regards
Depuis le covid et la loi asile et immigration promulguée en janvier 2024, la justice en visioconférence se développe dans des annexes de tribunaux au sein des centres de rétention. Ces audiences cruciales pour la liberté des personnes menacées d’expulsion ont lieu sans public et au mépris des droits de la défense.
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En Essonne, des vies suspendues au rendez-vous de la préfecture Droits des étrangers : une justice de plus en plus expéditiveDans une petite salle aux murs jaunes, d’environ 3 mètres sur 7, un jeune homme de 20 ans se tient bras croisés, devant un écran surmonté d’une caméra. L’éclairage est artificiel. Des barreaux se devinent derrière la fenêtre qui ne laisse pas passer la lumière. « Je vais entendre votre avocate, celle du préfet et vous aurez la parole en dernier », dit la juge, qui apparaît à l’écran depuis la cour d’appel de Paris, en s’adressant au jeune homme.
On est dans l’annexe du tribunal, située au sein du centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot (77), à deux pas de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. « Je ne sais pas pourquoi je suis là », lui a-t-il dit juste avant. Trois autres hommes assis côte à côte sur un bloc de chaises fixées au sol le regardent. Ils ont fait appel de la décision du juge des libertés et de la détention (JLD) de les maintenir en rétention, et vont défiler un à un devant l’écran le temps que la juge examine leur dossier. Ça ne dure jamais plus d’une poignée de minutes.
Ce matin d’octobre, il n’y a personne avec les retenus dans la salle, hormis quatre policiers. Le CRA est loin et mal desservi. Après l’aéroport, il faut encore prendre un bus et marcher dix minutes. Sans banc, la pièce n’est de toute façon pas pensée pour accueillir du public.
Bugs techniques
De l’autre côté de l’écran, l’avocat de permanence s’adresse au juge : « Les droits de mon client n’ont pas été respectés. » L’homme n’a pas été nourri en garde à vue, puis il a été placé en local de rétention administrative « dans l’impossibilité de contacter une association ou un avocat ». Il n’a pas pu contester à temps son placement en rétention. Par moments, on ne comprend rien. La voix de l’interprète, lui aussi près du juge, se superpose aux autres. Parfois, l’image se brouille, et le bruit des fauteuils qui se déplacent ou de documents feuilletés empêche de bien entendre.
Souvent, les personnes enfermées en CRA ne comprennent pas grand-chose à ce qui se passe.
M. Milly
L’avocate de la préfecture – voix machinale, débit rapide – demande de confirmer la décision de maintien en rétention. Quand c’est son tour de parler, le jeune homme assure : « Ça fait trois ans que je suis en France, sans faire de problème. » Sa voix trahit son stress : « C’est la première fois que je suis dans un endroit comme ça. Je veux juste sortir et quitter la France. C’est tout. »
Le juge des libertés et de la détention (JLD) est un magistrat du tribunal judiciaire, gardien de la liberté individuelle. Il se prononce sur la légalité des décisions de placement puis, le cas échéant, sur la décision de maintien en rétention qui peut durer jusqu’à 90 jours. Après une loi de 2025 qui a réduit de quatre à trois le nombre de passages des retenus devant le JLD, la droite plaide désormais au Sénat pour qu’il n’y en ait plus que deux.
L’homme sort de la salle, escorté par un policier, et un autre s’assied. 9 dossiers du Mesnil-Amelot sont examinés par la cour. « Que souhaitez-vous me dire ce matin ? », demande la juge à chaque retenu. « Si tu veux me libérer, je rentre chez moi. S’il te plaît », lui répond un autre jeune de 19 ans. « Chez vous où ? », demande la juge. « En Algérie », répond le jeune.
Au Mesnil-Amelot, l’un des plus grands CRA de France, où plus de 2 000 personnes ont été enfermées en 2024, la visio est utilisée pour toutes les audiences du tribunal administratif et celles d’appel du JLD. « Pour des gens qui jouent leur liberté devant le JLD et leur vie sur la légalité d’une OQTF, c’est dramatique », souligne Marie Milly, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis. « Souvent, les personnes enfermées en CRA ne comprennent pas grand-chose à ce qui se passe », poursuit-elle.
La loi Darmanin a renversé le paradigme. Les audiences délocalisées au sein des CRA et la visio sont désormais le principe.
P. Chiron
Les avocats sont contraints de faire un choix : être près de leur client ou à la cour. Comme beaucoup de ses confrères, Marie Milly fait le choix d’aller près du juge. « C’est lui que je dois convaincre. Et derrière une caméra, c’est très difficile. » À la cour d’appel de Paris, les avocats disposent d’un box, équipé d’une caméra, pour s’entretenir avec leur client resté au centre. « On a un quart d’heure avant l’audience pour enchaîner les entretiens dans un même box », expose Marie Milly. Conséquence : le temps et la qualité du dialogue sont dégradés.
Là aussi, les problèmes techniques sont fréquents. « La semaine dernière, les personnes avaient le son mais ne nous voyaient pas », précise l’avocate. « Le barreau de Seine-Saint-Denis, qui est compétent pour les audiences en visio pour un des bâtiments du Mesnil-Amelot, mais pas pour les audiences délocalisées, a décidé de suspendre les permanences d’avocats. Cela force le juge administratif à se déplacer au moins pour une partie des audiences, ce qui est censé être le principe », explique Louis Maillard, avocat.
Des atteintes aux droits des personnes
Quand une annexe du tribunal a été créée au sein du CRA en 2013, associations et avocats avaient alerté sur les atteintes aux droits. Rien ne s’est arrangé depuis. En 2018, une loi a permis d’utiliser la visioconférence – autorisée depuis 2003 – sans l’accord des personnes étrangères.
« Mais le covid a été un accélérateur hallucinant de la visio (sic). Cela a fait sauter des garanties de procédure prévues par la loi », relève Paul Chiron, chargé du soutien et des actions juridiques en rétention à La Cimade. « La loi Darmanin de 2024 a renversé le paradigme. Les audiences délocalisées au sein des CRA et la visio sont désormais le principe. » Depuis, les chantiers se multiplient. Au CRA d’Hendaye, par exemple, des salles préfabriquées sont en construction sur le parking du commissariat.
À Oissel, près de Rouen, le CRA est situé au sein de l’école de police. Avec le covid, l’expérimentation de la visioconférence, prévue au printemps 2020, a été précipitée de quelques mois. Les audiences ont lieu « dans une pièce de trois ou quatre mètres carrés », explique Vincent Souty, avocat au barreau de Rouen. Lui fait le choix, « autant que possible », d’être avec les retenus, « en général stressés et perdus ». « Ils ont l’impression d’être dans un local de police plutôt que dans un palais de justice », explique l’avocat.
Comment transmettre des pièces au juge, alors qu’il n’y a pas de greffe du tribunal sur place et qu’on est en zone grise, sans internet ?
V. Souty
En plus « du son difficilement audible et de l’image souvent pixélisée », l’avocat relève une autre difficulté pour le droit de la défense. « Comment transmettre des pièces au juge, alors qu’il n’y a pas de greffe du tribunal sur place et qu’on est en zone grise, sans internet, où je ne peux donc pas envoyer de mail ? » Le CRA étant en rase campagne, il est rare que des personnes assistent aux audiences.
Il y a deux ans, Vincent Souty s’est rendu compte que les haut-parleurs permettant au public, séparé du retenu par une plaque de plexiglas, d’entendre, étaient tombés en panne. « L’audience était censée être publique et il n’y avait pas de son. Un magistrat a ordonné la libération de ma cliente sur ce fondement. » Une libération qui n’a pas empêché les audiences en visioconférence pour les appels du JLD de se poursuivre, une fois le dispositif réparé.
« Comme si on n’avait plus d’humains en face de nous »
« Le moment n’est pas le même en visio (sic). La caméra empêche toute forme de regard, souligne Marie Milly. Les personnes ne savent pas s’il faut regarder le juge sur l’écran ou la caméra. C’est pourtant essentiel de se regarder mutuellement pour des décisions aussi importantes que celles de la remise en liberté. » En 2022, un rapport de l’Observatoire de l’enfermement des étrangers appelant à « en finir avec les audiences par “visio“ » relevait que les personnes retenues ne choisissaient « ni ce qu’elles peuvent voir dans la salle d’audience côté palais, ni ce qu’elles donnent à voir à la magistrate qui va décider de leur sort ».
Pour les retenus, c’est une sorte de double incarcération. Normalement, les gens comparaissent libres.
J-C. Berlioz
Marie Milly l’admet, elle est « extrêmement inquiète ». « Je crains que bientôt, dans ce pays, plus aucun étranger en CRA ne voie de juge en face-à-face. » Un sentiment fondé, à en croire un rapport sénatorial de Marie Carole Ciuntu (LR) paru début octobre. Selon ce dernier, « le développement du recours à la visioconférence […] doit être accéléré ». Le rapport prescrit, « partout où cela est possible, la création rapide de salles dédiées à la vidéo-audience, en veillant à la qualité technique du dispositif plutôt qu’à l’aménagement d’espaces pouvant accueillir un public nombreux, ce dernier étant rarement présent ».
À Lyon, la visioconférence systématique est envisagée à partir du mois d’avril 2026 pour les deux CRA. « Avec d’autres collègues, cela nous préoccupe complètement, confie Jean-Christophe Berlioz, JLD et membre du Syndicat de la magistrature. Pour les retenus, c’est une sorte de double incarcération. Normalement, les gens comparaissent libres. » Pour lui, la visioconférence est une façon « de mettre à distance du juge les émotions des retenus. Comme si on n’avait plus d’humains en face de nous ».
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