Suspension des évacuations de Gaza : les ministères incapables de se justifier

Devant le Conseil d’État, les ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur ont pataugé dans la mauvaise foi pour justifier la suspension des évacuations de Palestinien·nes vers la France. Une décision prise après une polémique lancée par l’extrême droite.

Pauline Migevant  • 6 octobre 2025 abonné·es
Suspension des évacuations de Gaza : les ministères incapables de se justifier
Des drapeaux européen et français flottent au-dessus de l'entrée principale du Conseil d'Etat, à Paris.
© BORIS HORVAT / AFP

« Aidez-moi à évacuer ma famille avant qu’il ne soit trop tard ! » Ces mots, un cri du coeur, sont ceux d’une femme palestinienne qui s’adresse aux représentant·es des ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur, réuni·es devant le Conseil d’État, vendredi 3 octobre. Comme d’autres Palestinien·nes, elle a fait un recours contre la décision de l’ex-futur ministre démissionnaire des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, de suspendre les évacuations depuis Gaza.

Il y a deux mois, le 1er août, le locataire du Quai d’Orsay, interrogé par Franceinfo, décidait de rompre toutes les démarches en cours pour faire sortir des Palestinien·nes de l’enfer génocidaire. Jean-Noël Barrot motivait sa position par une polémique nourrie par l’extrême droite. La fachosphère avait remis à la surface médiatique des propos antisémites tenus par une étudiante gazaouie, arrivée en France quelques semaines plus tôt via une évacuation.

« Aucune opération de ce type, aucune évacuation d’aucune sorte ne se tiendra tant que nous n’aurons pas tiré les conséquences de cette enquête », affirme alors le ministre. Les conséquences sont immédiates. Une évacuation prévue le 6 août est annulée.

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Annick Suzor, physicienne et membre du réseau MEnS (Migrants dans l’enseignement supérieur) confirme à Politis : « 18 étudiant·es devaient être évacués le 3 août et arriver à Paris le 5. Ils et elles ont reçu un message du consulat trois jours avant disant que tout était annulé. » Aucune évacuation n’a repris depuis alors que d’autres dossiers sont prêts. « Une trentaine d’autres dossiers réunissent toutes les conditions strictes exigées par la France pour l’évacuation » poursuit-elle.

Ni « obligation », ni humanité

Deux mois après cette suspension, devant le Conseil d’État, la requérante demande la réunification familiale et l’évacuation de sa famille coincée à Gaza. La représentante du ministère des Affaires étrangères regarde sa feuille et lit les arguments qu’elle a déjà évoqués tout au long de l’audience. « Aussi tragique que soit la situation à Gaza », la France n’aurait « pas d’obligation d’évacuation ».

Elle invoque aussi la nécessité qu’aurait eu le ministre de « préserver l’ordre public » après la polémique estivale colportée par l’extrême droite et la « dépendance » aux autorités israéliennes pour les opérations d’évacuation.

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Sur les bancs du public, les personnes venues assister à la séance, pour la plupart engagées dans des collectifs de soutien aux Palestinien·nes, soufflent. Les associations requérantes et celles venues en soutien ont exprimé à plusieurs reprises leur incompréhension face aux réponses des ministères.

L’audience, qui devait avoir lieu la semaine précédente, a été repoussée en raison de l’envoi tardif du mémoire de défense du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Avant d’engager un contentieux, les avocats ont tenté d’obtenir des réponses du consulat de Jérusalem, leur interlocuteur depuis qu’ils assistent les Palestinien·nes. N’ayant pas eu de retour, c’est devant le Conseil d’État qu’ils ont formé un recours contre la décision du ministre.

Décision levée, dossiers au point mort

« La décision a été levée. Le reste relève de la conduite des relations internationales », affirme le ministère des Affaires étrangeres sans pouvoir donner de date ou d’éléments plus précis sur le stade où en seraient les négociations avec Israël pour de prochaines évacuations. « La recherche d’opportunité et de possibilité d’évacuation, l’identification de dates possibles sont vivantes et actives. »

« L’opinion publique aurait du mal à considérer que la décision a été retirée en se fondant sur la seule foi d’une déclaration faite par des personnes là pour défendre l’administration. Le ministre des Affaires étrangères ne s’est pas exprimé », réagit Samy Djemaoun, un avocat des requérant·es. L’avocat évoque un mail reçu le jour même de la part du consulat de Jérusalem. Il lit une phrase du mail, surlignée en bleu  : « le dispositif des évacuations vers la France est actuellement suspendu. Les demandes extrêmement nombreuses sont conservées. »

On a reçu des messages de Palestinien·nes anéanti·es par cette décision

Thomas, administrateur de l’association Nidal

En fin d’audience, le ministère des Affaires étrangères a défendu son argument principal contre les recours en invoquant la « théorie des actes de Gouvernement ». La décision se rapportant à des relations diplomatiques, le Conseil d’État ne serait pas compétent pour examiner la légalité de la décision du ministre. Brigitte Jeannot, avocate pour l’AFPS (Association France Palestine Solidarité), a fustigé cet argument « grave dans un État démocratique ». « La décision est franco-française » a affirmé Samy Djemaoun.

Depuis octobre 2023, environ 600 personnes ont été évacuées depuis Gaza vers la France. En ce qui concerne les lauréat·es du programme Pause, destiné·es aux chercheurs·ses et artistes, il y aurait au moins 26 dossiers validés depuis plusieurs mois en attente. « Eux, ça fait depuis mai, qu’ils attendent leur évacuation », souffle Annick Suzor. « Et la liste s’est allongée depuis… »

« Décision discriminatoire »

« On a reçu énormément de messages de la part de Palestinien·nes qui ont été anéanti·es par cette décision, alors qu’elles et ils sont déjà exténué·es par le génocide qui se poursuit », explique Thomas, administrateur de l’association Nidal, une des associations requérantes. « C’est une présomption de culpabilité pour les Palestinien·nes dans un pays ou la présomption d’innocence est un droit fondamental », a déclaré durant l’audience Lyne Haigar, l’une des avocates des requérant·es.

Lundi 29 septembre, quatre jours avant l’audience, environ deux cents personnes s’étaient retrouvées aux Invalides, près du ministère des Affaires étrangères. Elles et ils répondaient à l’appel de l’association Pluriversité et du collectif Universitaires avec Gaza pour réclamer la reprise des évacuations. « Une telle décision va à l’encontre des principes fondamentaux de l’État de droit », avait dénoncé une membre du collectif Pluriversité. « Le gouvernement a pris une décision discriminatoire aux conséquences mortelles (…) au moment où le projet génocidaire israélien arrive en phase finale. »

C’est une présomption de culpabilité pour les Palestinien·nes dans un pays ou la présomption d’innocence est un droit fondamental.

L. Haigar, avocate

Le temps est en effet compté pour les personnes en attente d’évacuation. Déjà, en mai dernier, Ahmed Shameia, architecte, lauréat du programme Pause, avait été tué avant d’avoir pu être évacué. Comme l’a raconté Libération, après avoir été blessé par un obus tiré par un drône israélien, l’homme de 42 ans a succombé à ses blessures quelques jours plus tard.

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À Politis, Lyne Haigar confiait son inquiétude pour une des personnes qui devait être évacuée. « Il devait sortir car il était trop malade et il a été admis à l’hôpital avec un pronostic vital engagé. Il se pourrait aussi qu’il y ait des cas de personnes qui devaient sortir et qui ne sont pas sorties et qui ont été blessées ou tuées dans l’intervalle, notamment de maladies ou blessures non soignées. »

En fin d’audience, la requérante palestinienne a déclaré aux ministères présents : « Du jour au lendemain, vous les avez abandonné·es. Il n’y a pas d’autres mots. » Tout au long de la séance, elle a évoqué son père, coincé à Gaza et qui « a frôlé la mort à plusieurs reprises depuis l’annulation de l’évacuation ». Les requérant·es et les ministères ont jusqu’à mardi 7 octobre pour envoyer des pièces complémentaires au juge avant que la décision ne soit rendue.

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