1995 : une révolte fondatrice

Le mouvement social 1995 fut à la fois une victoire sociale et un basculement politique. Entre la résignation et la résistance, un monde s’est dessiné et nous vivons encore dans son sillage.

Benoît Teste  et  Pierre Jacquemain  • 5 novembre 2025
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1995 : une révolte fondatrice
Manifestation de la jeunesse, à Paris, le 8 mars 2023, contre la réforme des retraites.
© Maxime Sirvins

Décembre 1995. Dans le froid et la bruine, les gares s’emplissent de pancartes, de chants et de sourires fatigués. Les trains sont à l’arrêt, les rues vibrent de solidarité, les assemblées générales s’enchaînent dans les universités, les dépôts, les hôpitaux, les écoles. La France se fige, mais elle respire plus fort que jamais. Face au « plan Juppé » qui prétendait « moderniser » la Sécurité sociale à coups de rigueur budgétaire, c’est tout un peuple qui s’est levé pour dire non : non à la casse d’un modèle social conquis de haute lutte, non à la soumission du bien commun à la logique comptable.

Sur le même sujet : 8 novembre : Politis et la Fondation Copernic fêtent les 30 ans de la mobilisation de 1995

Trente ans plus tard, l’automne 2025 nous invite à revisiter cette séquence fondatrice non comme un souvenir figé mais comme une mémoire active, un point d’appui pour comprendre le présent. Car 1995 fut à la fois une victoire sociale et un basculement politique. Le mouvement a révélé un clivage durable : entre ceux qui voyaient dans la réforme l’inéluctable adaptation à la mondialisation et ceux qui affirmaient qu’un autre avenir était possible, fondé sur la solidarité et la justice. Entre la résignation et la résistance, un monde s’est dessiné et nous vivons encore dans son sillage.

1995, c’est aussi un visage de la France populaire qui change.

Ce fut aussi, rappelons-le, un moment d’effervescence intellectuelle rare. Deux figures majeures, Pierre Bourdieu et Alain Touraine, s’affrontèrent dans une querelle qui dépassait le champ académique. L’un voyait dans 1995 le retour des dominé·es sur la scène politique, la réaffirmation d’un conflit de classes trop vite déclaré obsolète. L’autre y lisait la naissance de mouvements pluriels, portés par de nouvelles formes de subjectivité et de revendication. Cette confrontation, au-delà des ego, disait l’enjeu : comment penser, encore, la transformation sociale à l’ère du capitalisme globalisé ?

Sur le même sujet : 1995, quand l’engagement de Bourdieu devint public

Mais 1995, c’est aussi un visage de la France populaire qui change. Dans les cortèges et sur les piquets, les femmes furent en première ligne – cheminotes, enseignantes, infirmières, postières. Leur parole s’impose, leur légitimité s’affirme. Elles y gagnent reconnaissance et visibilité dans un espace syndical encore très masculinisé. Cette dimension, trop longtemps restée en marge des récits dominants, rappelle que la lutte sociale est aussi une lutte pour l’égalité des voix et des présences.

Esprit de convergence

Ce numéro spécial, né d’une volonté commune de la Fondation Copernic et de Politis, entend faire dialoguer ces mémoires et ces perspectives. D’abord dans ces pages, mais aussi à l’occasion d’une rencontre publique ce 8 novembre au Point éphémère, à Paris. Historiens, syndicalistes, militants, chercheurs et jeunes acteurs des mobilisations contemporaines s’y croisent. Nous avons voulu restituer la densité de ces journées de décembre : les assemblées d’atelier, les réseaux de solidarité, la créativité des slogans, la dignité des visages. Mais aussi mesurer ce que cette énergie a laissé derrière elle – dans les pratiques syndicales et le rapport au travail.

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La certitude que la résignation n’est pas une fatalité, que le collectif reste notre plus grande force.

Trente ans après, 1995 continue d’interroger notre présent : celui d’un État social méthodiquement érodé, d’un capitalisme financiarisé qui prétend dicter le réel et de mouvements qui, de la santé au climat, cherchent à renouer avec l’esprit de convergence d’alors. C’est peut-être cela, la leçon la plus actuelle de 1995 : la certitude que la résignation n’est pas une fatalité, que le collectif reste notre plus grande force, et que chaque victoire, même partielle, dessine un avenir plus juste. Parce que le pouvoir, hier comme aujourd’hui, continue de « réformer » pour démanteler, il nous revient, ensemble, de retrouver le chemin de l’espoir. Vers de prochaines et nécessaires victoires !

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