Course de voiliers au large : l’aventure dans le typhon capitaliste
Le 6 novembre, en Martinique, le premier voilier de la Transat Café L’Or (ex Transat Jacques-Vabre), traversée de l’Atlantique en double, a passé la ligne d’arrivée. Il doit être suivi par 62 autres qui arriveront au cours du mois. Entre prouesses technologiques et budgets colossaux, la course au large est devenue une vitrine du capitalisme, où les skippers naviguent davantage sur les chiffres que sur l’océan.

Dix jours : c’est le temps qu’il a fallu au premier voilier de la Route du café pour rejoindre Fort-de-France depuis le Havre. Là où, dans les années 1970, trois semaines de navigation étaient nécessaires. En près de six décennies, la mer s’est rétrécie : les bateaux volent, les marins calculent, et le vent n’est plus un compagnon, mais un algorithme. Le premier voilier de la transat Café L’Or 2025, un trimaran (trois flotteurs) de plus de trente mètres de haut et de large, naviguait autour des 60 km/h ses dernières 24 heures de course.
La mer ne se touche plus, elle se consulte sur un écran.
La course au large est à présent une machine complexe où la poésie de l’aventure côtoie la tyrannie de la performance. Les voiliers modernes sont technologiquement sophistiqués, construits avec des matériaux issus de la pétrochimie – carbone, kevlar, résines – dont la production est polluante, comme leur fin de vie.
Pour gagner quelques nœuds, les « foils » se sont généralisés : ce sont des ailes fixées sous la coque lesquelles, avec la vitesse, créent une portance et soulèvent tout ou partie du bateau hors de l’eau. Les cockpits se referment et isolent les skippers du vent et des embruns. La mer ne se touche plus, elle se consulte sur un écran. Ils peuvent vivre plusieurs mois dans un espace optimisé, une boîte souvent saturée d’un tumultueux vacarme.
Marin ingénieur
Les skippers sont en état de tension permanente, parfois plusieurs mois. Plus le bateau est complexe et plus ses aléas le sont. Ceux qui ne savent assurer leurs réparations en autonomie disposent de protocoles détaillés, préparés par leurs équipes techniques. Et la pression ne retombe pas tant à la ligne d’arrivée, puisqu’à peine la course achevée, il faut préparer la suivante. Logistique, chantiers et dossiers de sponsoring s’enchaînent, tout comme les courses et qualifications. Dans les équipes, beaucoup planchent sur la prochaine traversée avant même que l’actuelle soit terminée.
Chaque voile, chaque mât, chaque coque est longuement étudié sur des logiciels de simulation. Les marins de course au large d’aujourd’hui – 148 sur cette transatlantique – doivent être autant ingénieurs que navigateurs, à terre comme en mer. Des logiciels de routage analysent les vents et proposent des trajectoires optimales. Les manœuvres sont anticipées, simulées, calibrées. L’observation et l’intuition cèdent la place à la précision. Les incidents, comme les trois chavirages survenus dès les premières heures de course, rappellent que mer et vents demeurent imprévisibles.
Paradoxe écologique
400 tonnes d’équivalent CO2 sont émises pour la construction d’un Imoca, voilier d’une vingtaine de mètres utilisé pour le Vendée Globe. En 31 ans, 83 Imoca sont nés – et cette classe n’est qu’une partie de ces voiliers de course. Les moules sont rarement réutilisés, alors qu’ils représentent 44 % de l’empreinte carbone de la construction. En revanche, nombreux sont ceux qui s’équipent de foils, qui représentent 13 % des émissions d’un Imoca.
Les mâts ont une empreinte plus faible à l’échelle du bateau, mais il arrive qu’ils se brisent lors d’un chavirage et coulent dans l’océan. Un foil peut également être perdu suite à une collision avec un « objet flottant non identifié », qui peut être un cétacé.
La course au large n’est plus seulement une discipline sportive, elle est devenue une économie à part entière.
Pourtant, certaines initiatives montrent la voie : la fibre de lin apparaît comme alternative de matériau durable, à la fois organique et locale. Mais elle a encore peu de fidèles et la course au large reste paradoxalement écocidaire : alors que les marins sont célébrés pour leur lien avec l’océan, ils naviguent sur des engins dont la performance prime sur la préservation de l’environnement qui leur rend leur pratique possible. Des mesures réglementaires émergent : à partir de 2028, la classe Imoca impose d’avoir une voile conçue à basse empreinte carbone. Mais sur le voilier, la course autorise huit voiles, et un kilogramme de voile en produit six de déchets.
L’innovation réussit pourtant à concilier écologie et performance ! Le skipper Damien Seguin a bouclé un tour du monde avec une grand-voile conçue à moitié de fibres de lin, terminant à la quinzième place sur quarante au départ. En 2022, Roland Jourdain remporte la deuxième place de la Route du Rhum, emblématique transatlantique en solitaire, à bord de son catamaran fabriqué à 50 % avec des matériaux biosourcés.
Sur l’édition en cours, le bateau Les P’tits Doudous a utilisé deux tonnes de fibres de carbone fournies par Airbus : ces matériaux, ne répondant pas aux exigences de performance de l’aviation, étaient destinées à être enfouis. Pour 2028, un Imoca en bois et fibres de bambou est en construction.
Vitrine des entreprises
Naviguer à haut niveau implique une course permanente, contre le temps et les sponsors. Sans partenaires stables, même un voilier prêt peut rester à quai. Cette dépendance au financement privé a peu à peu transformé des navigateurs en chef d’entreprise. L’équipe technique d’un voilier emploie 10 à 25 personnes et se structure comme des PME : ingénierie, techniciens, partenaires industriels et service communication.
Il faut séduire les sponsors, raconter une histoire, maintenir une visibilité médiatique constante.
La course au large n’est plus seulement une discipline sportive, elle est devenue une économie à part entière, adossée au marketing et à la recherche technologique. Avec des budgets de plusieurs millions d’euros, la performance d’un skipper dépend plus d’un budget prévisionnel que de la force du vent.
Ce dernier est devenu égérie. Il faut séduire les sponsors, raconter une histoire, maintenir une visibilité médiatique constante. Les réseaux sociaux et caméras embarquées sont des instruments de communication. Obligatoire par ailleurs, puisque les organisations de course obligent à produire des vidéos et messages. Les marins se muent en influenceurs de l’extrême, mettant en scène une solitude plus si solitaire. Las de naviguer dans les flux financiers et de communication, il arrive que des marins se retirent de la compétition.
Sous la high-tech et les budgets pharaoniques, la mer demeure pourtant ce qu’elle a toujours été : un espace d’imprévus, de démesure et de vertige, et souvent, de déboires. Elle semble être la seule à garder conscience qu’aucune machine ni aucun marché ne sauront jamais la dompter.
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