Dans l’archipel du Bailique, au Brésil : « Je crois qu’ici, tout va disparaître »
Au nord de Belem où se tient la COP 30, l’archipel du Bailique est en train de disparaître, victime de l’érosion des terres et de la salinisation de l’eau. Une catastrophe environnementale et sociale : les habitant·es désespèrent de pouvoir continuer à habiter leurs terres.

© Anne Paq
Dans le même dossier…
Le changement climatique fait de plus en plus de victimes COP 30 : « L’accord de Paris est comme un phare, mais ce n’est pas une baguette magique »Perplexe, Raimundo Dos Anjos, regarde autour de lui. « C’était là qu’on venait ou un peu plus loin ? », demande-t-il. L’homme connu sous le nom de Bete, la soixantaine, agent social dans l’archipel du Bailique, essaye de retrouver les endroits où il avait l’habitude de pêcher au nord de l’embouchure de l’Amazone. Il secoue la tête face à la difficulté de sa mission. Et pour cause : le paysage a changé en très peu de temps.
Parazinho, l’une des sept îles composant l’archipel, a perdu environ 70 % de sa surface ces dernières années. « Les tortues marines venaient pondre leurs œufs ici, explique Elison Ananajas, surnommé Gato, le représentant de la mairie de Macapá, la municipalité à 150 km du Bailique qui fait juridiction dans l’archipel. Maintenant, la plage a disparu et s’est reformée bien plus au sud. » Il pointe un vague bras de mer où flottent des troncs d’arbres.
Depuis 2015, l’archipel du Bailique fait l’objet d’une érosion extrêmement rapide, appelée « Terras caídas » (les terres tombées, N.D.L.R.) par ses habitant·es. Ces 7 000 personnes organisées en plus de 50 communautés font partie du peuple traditionnel des Riberinhos. Ils vivent le long des fleuves, essentiellement de la pêche et de la culture d’açaï, une baie survitaminée à la base de l’alimentation amazonienne. L’équilibre fragile entre la terre et l’eau où ils et elles habitaient depuis plus de cent ans a été rompu : leur lieu de vie, et leur culture, sont en train d’être avalés par le fleuve.
Le cycle naturel de l’eau déréglé par l’action humaine
Les Bailiquenses pointent deux causes principales à ce phénomène d’érosion : la construction de trois barrages sur le fleuve Araguari, au nord de l’Amazone, et le développement de l’élevage de buffles. Les barrages Coaracy Nunes, entré en fonction en 1970, Ferreira Gomes en 2013, et Cachoeira Caldeirao en 2016 ont modifié l’écoulement naturel de l’Araguari. En une dizaine d’années, son embouchure a été entièrement enterrée.
De plus, l’eau s’est reportée sur un ancien igarapé, un bras de fleuve rentrant dans les terres, devenu le canal de l’Urucurituba, qui débouche dans le fleuve Amazone. La puissance du courant de l’Araguari ne repoussant plus l’océan, ce dernier remonte plus facilement dans l’embouchure de l’Amazone. « Le changement climatique joue aussi un rôle sur l’érosion et la salinisation de l’eau, ajoute Orleno Marques, chercheur à l’Université fédérale de l’Amapà dont l’équipe suit depuis trente ans les modifications du littoral de l’État. L’augmentation du niveau de l’océan et la diminution des pluies ont rompu l’équilibre entre le fleuve et la mer. »
L’expansion de l’élevage des buffles, de surcroît, creuse des centaines de canaux qui drainent l’eau du fleuve, à cause du poids des animaux. Ces phénomènes combinés ont lieu à une vitesse jamais vue depuis une dizaine d’années. « On n’est pas en train d’assister à une quelconque sorte de phénomène naturel. Ce qui se passe ici est un crime environnemental ! », tonne Felico Rocha, pêcheur engagé dans le Mouvement des pêcheur·ses artisanaux du Brésil.
L’augmentation du niveau de l’océan et la diminution des pluies ont rompu l’équilibre entre le fleuve et la mer.
O. Marques
Si les causes sont relativement claires, difficile pour autant d’interpeller les responsables, tant ils sont protégés par le pouvoir. « On ne sait même pas combien de buffles sont exactement élevés dans l’archipel, et les grands propriétaires se gardent bien de s’afficher publiquement », explique Oberdan Andrade, membre du Groupe de travail sur l’Amazonie, un réseau d’associations de défense des droits humains.
La situation ne fait qu’empirer et provoque des dégâts à la chaîne sur la santé des habitant.es et les modes de vie traditionnels, à commencer par la salinisation de l’eau.
« Je crois qu’ici, tout va disparaître »
À la saison sèche, l’océan remporte la bataille avec l’Amazone et entre au niveau de l’archipel. Les conséquences sont nombreuses : se laver avec de l’eau salée provoque des problèmes de peau, la boire peut déshydrater et provoquer de la diarrhée, les poissons d’eau douce disparaissent et tombent malades, et la production d’açaï devient impossible.
« Si on ajoute à cela le manque d’électricité dû aux éboulis, la situation est catastrophique pour la santé », assure le docteur Mario Soleto, posté depuis six ans dans le Bailique. Sans électricité, impossible de bien conserver sa nourriture, mais aussi la récolte d’açaï, de crevettes et de poissons.
La consommation de viande en boîte et autres aliments transformés a augmenté dans l’archipel, provoquant des taux accrus de diabète et d’hypertension. Le gouvernement a tout de même installé des systèmes de filtrage d’eau dans les plus grandes communautés de l’archipel. « C’est une solution partielle, mais ils ne sont pas assez performants. Le problème reste entier : quand il pleut moins l’eau est salée, l’autre moitié de l’année, la pluie accélère l’érosion. L’urgence est permanente », assène Orleno Marques.
Sur l’île de Marinheiros, où se trouve la plus grande communauté de l’archipel, Vila Progresso est l’endroit le plus impacté par l’érosion des sols. On ne demande pas si quelqu’un a perdu sa maison, mais plutôt combien il en a perdu : les résident·es décomptent entre 150 et 160 chutes d’habitations depuis le début du phénomène, il y a dix ans. Certain·es en sont à leur sixième démantèlement : ils nomment cela « reculer » sa maison.
Preta a perdu la sienne il y a environ trois ans. En pleine nuit, elle s’est réveillée au bruit de la cuisine qui s’effondrait dans le fleuve. Les voisin·es l’ont aidée à sauver une partie de ses affaires. L’érosion avance à une vitesse d’environ dix mètres linéaires par an à Vila Progresso, selon une étude récente de l’Université fédérale de l’Amapà. « Je crois qu’ici, tout va disparaître, se désole Preta. On essaye de rester le plus longtemps possible, mais tout va partir à la fin. »
Face à l’action combinée de l’érosion, de la salinisation et du manque d’électricité, beaucoup de Bailiquenses choisissent de partir. « L’autre jour, la mère d’un élève est venue en pleurs parce que sa maison était tombée et qu’elle n’avait pas trouvé où loger. Elle demandait le transfert de son enfant à Macapá », raconte Claudete Amanajas, professeure à l’école primaire municipale de Vila Progresso.
C’est aussi le cas de Lucas Rocha, 16 ans. « Le lycée Bosque [le seul de l’archipel] est prêt à tomber, et le déplacer va prendre encore plusieurs mois. On nous a proposé de faire les cours en ligne mais avec l’électricité qui manque, c’est impossible. » L’adolescent a commencé à travailler sur les bateaux qui relient le Bailique à Macapá. Il charge et décharge les cargaisons de marchandises, et réfléchit à quitter l’école définitivement.
« Les ribeirinhos ont besoin du fleuve pour vivre »
Pour d’autres, hors de question de quitter l’archipel où ils sont nés. Pour Claudete Amanajas, l’institutrice, « les habitant·es du Bailique sont des guerriers et des survivants. Pour rester ici, il faut vraiment aimer la terre. » Dans la municipalité de l’Igarapé do Meio, où les ports et les maisons ne sont pas tombés, on a une idée de ce que devait être Vila Progresso avant 2015. Les fleurs entourent chaque maison sur pilotis, les passerelles sont solides, des familles se baignent tranquillement dans l’igarapé.
Derrière chaque maison, les familles cultivent de l’açaï, des fruits et des légumes pour assurer des revenus et l’alimentation de tout le monde. Maria Rocha, 45 ans, nous montre une véritable agroforêt dans son arrière-cour où pousse açaï, bananes, murumuru (un fruit utilisé dans l’industrie cosmétique), noix de coco, légumes… Malgré toutes les difficultés, elle n’envisage pas de partir. « Les ribeirinhos ont besoin du fleuve pour vivre, c’est dans notre culture, assène Felico Rocha, le pêcheur. Si on va à l’intérieur des terres, on n’est plus ribeirinhos. »
Pour lui, une solution envisageable pour ralentir le problème serait de créer une « reserva extractivista » dans le Bailique, c’est-à-dire un endroit sanctuarisé où seuls les modes de chasse, pêche et agriculture traditionnels sont permis. Et rassembler tout le monde dans une seule communauté sur une des îles moins menacées par l’érosion. Un plan qui demanderait un investissement politique pour l’instant inexistant.
« Le Bailique, comme toute l’Amazonie, est un endroit que personne ne regarde, abonde Oberdan Andrade. Personne ne nous écoute. » Les Bailiquenses cherchent alors désespérément à être vu·es et entendu·es. Le docteur Mario Soleto le répète inlassablement : « Les gens de l’extérieur voient tout cela uniquement comme une forêt, mais ici, il y a des gens, des sentiments, une histoire, de l’amour. »
Pour aller plus loin…
Le changement climatique fait de plus en plus de victimes
COP 30 : « L’accord de Paris est comme un phare, mais ce n’est pas une baguette magique »
Paul Biya réélu : colère et répression au Cameroun








