Le « mécanisme de rééquilibrage », un discret mais dangereux dispositif du Mercosur
C’est une mesure qui n’a pas fait couler beaucoup d’encre. Le « mécanisme de rééquilibrage », ajouté à la dernière minute dans l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur, présente un danger majeur pour l’amélioration des normes sociales, sanitaires et environnementales. Explications.

© Senado Federal — Mercosul / Wikipediza / CC BY 2.0
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Son principe est assez simple : il permet à l’une des parties signataires de l’accord (l’UE ou les pays du Mercosur) de demander une compensation si une mesure instaurée par l’une des parties « affecte défavorablement le commerce ». Et cela, même si la mesure mise en place est conforme aux autres dispositions prévues par l’accord. Autrement dit, si demain l’UE instaure des normes visant à mieux protéger l’environnement, cela risque d’affecter défavorablement les exportations des pays du Mercosur qui pourraient, alors, demander une compensation.
Un dispositif inédit
« C’est un dispositif complètement inédit dans la pratique européenne des traités de libre-échange », explique Sabrina Robert, professeure de droit international à Nantes Université et co-autrice d’une « analyse du mécanisme de rééquilibrage de l’accord de libre-échange UE-Mercosur » pour l’institut Veblen. « Ce mécanisme a été obtenu à l’arraché par les pays du Mercosur, à la toute fin de la négociation », poursuit la chercheuse qui écrit : « Il résulte des seules inquiétudes des pays d’Amérique du Sud quant aux effets commerciaux que pourraient avoir des réglementations européennes déjà adoptées, ou à venir, en matière de protection de l’environnement. »
Car c’est là l’une des particularités de ce dispositif à la rédaction floue et très large : le mécanisme de rééquilibrage vise les mesures futures qui pourraient être mises en place par l’UE, mais aussi – et c’est là toute la subtilité – des mesures déjà instaurées mais pas encore « entièrement mises en œuvre ».
Dans le viseur des pays du Mercosur – notamment le Brésil – le règlement européen sur la déforestation adopté en 2022 mais dont la mise en œuvre devrait intervenir fin 2025, voire plus tard. Celui-ci « vise à interdire la mise sur le marché européen de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts » et concerne notamment des productions sud-américaines, concernées par l’accord de libre-échange comme le soja, ou le bœuf.
L’arrivée de Lula au pouvoir relance les négociations
Comment expliquer alors qu’un mécanisme d’une telle ampleur ait été ajouté à la dernière minute ? Pour Maxime Combes, cela tient à la version validée lorsque Jair Bolsonaro, l’ancien président brésilien d’extrême-droite, était au pouvoir. « À ce moment-là, Bolsonaro a accepté la quasi-totalité des demandes de l’UE », explique l’économiste à l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec) pour lequel l’accord était alors « à l’avantage de l’économie européenne ».
« Mais, avec l’arrivée de Lula au pouvoir, les choses changent. Le nouveau président brésilien va obtenir un rééquilibrage de l’accord, notamment via ce mécanisme car il craint que l’UE – notamment avec son Pacte vert – continue de restreindre les possibles importations agricoles provenant d’Amérique du Sud », poursuit l’économiste.
La demande, de la part des pays du Mercosur, d’insérer un tel mécanisme est tout à fait compréhensible.
S. Robert
« La demande, de la part des pays du Mercosur, d’insérer un tel mécanisme est tout à fait compréhensible, abonde Sabrina Robert, sur les questions environnementales et sanitaires, l’UE pratique beaucoup l’unilatéralisme. » Une posture qui, selon la professeure en droit international, « peut être perçue comme néo-impérialiste ». « On l’observe sur le sujet de la déforestation. Une bonne partie de celle-ci aujourd’hui est due à la demande européenne. Et désormais on dit aux producteurs à l’étranger : “Mettez en place des filières zéro déforestation”. Comment ? C’est à eux de se débrouiller. C’est du néocolonialisme vert. L’UE ne prend pas ses responsabilités », souligne la chercheuse.
Un frein au progrès social et environnemental
D’un premier maux découle le second. En l’occurrence, la mise en place d’un dispositif qui pourrait avoir des conséquences de long terme sur l’amélioration des normes sociales, environnementales et sanitaires. « Le mécanisme pourrait être un obstacle à la marge de manœuvre réglementaire dont ont besoin les pouvoirs publics pour mettre en œuvre des mesures de protection efficaces et effectives », écrivent Sabrina Robert et Florian Couveinhes Matsumoto, maître de conférences en droit public. Un effet « inhibiteur » qui inquiète François Ruffin, député de la Somme : « Cela risque d’être un véritable frein au progrès social et environnemental. »
C’est un mécanisme inacceptable. Il devrait susciter l’opposition ferme des États membres de l’UE.
M. Combes
Un constat partagé par Maxime Combes qui juge qu’« augmenter la régulation environnementale ou sociale en Europe deviendrait trop coûteux ». Il embraie : « C’est un mécanisme extrêmement dangereux, inacceptable. Il devrait susciter l’opposition ferme des États membres de l’UE, à commencer par la France. » Pourtant, ce dispositif ne fait, pour l’instant, que peu parler, à quelques semaines seulement du passage de l’accord devant le Conseil européen. « Le sujet n’a pas attiré l’attention de la presse et des politiques », juge Sabrina Robert.
La démocratie oubliée
Pis, Emmanuel Macron a récemment suscité un tollé auprès des agriculteurs, annonçant être plutôt favorable à la signature de ce traité de libre-échange. Une prise de position qui étonne, alors que le président de la République avait demandé l’instauration de « clauses miroirs » pour valider l’accord. Leur principe est assez simple : elles permettraient d’empêcher l’exportation vers l’Europe de productions agricoles latino-américaines qui ne respecteraient pas les normes sanitaires, environnementales et sociales européennes, alors même que les agriculteurs européens y sont soumis.
Or, aucune clause d’envergure n’a, à ce jour, été ajoutée dans le texte. Plutôt que de rouvrir les négociations pour y ajouter lesdites clauses – ce que personne, ni la Commission Européenne ni les pays du Mercosur ne semblent prêts à faire –, l’Europe pourrait instaurer ces fameuses clauses directement dans la réglementation européenne.
Sauf que le diable se cache dans les détails. Et que ce procédé pourrait être entravé par, justement, le mécanisme de rééquilibrage. « Avec ce type de règlementation, on a typiquement l’exemple d’une mesure qui affecterait les exportations du Mercosur et qui leur permettrait de mobiliser le mécanisme de rééquilibrage », analyse Sabrina Robert. Un nouvel exemple, s’il en fallait, du caractère particulièrement technocratique des discussions en cours autour de ce traité de libre-échange.
D’autant que, d’un point de vue démocratique, le constat en France est limpide. L’Assemblée nationale, le Sénat, les syndicats d’agriculteurs, les associations de défense de l’environnement sont, pour une fois, tous d’accord pour s’opposer à ce traité. Mais la Commission européenne espère bien passer outre ces oppositions. Et le premier geste d’Emmanuel Macron est un pas d’ampleur vers la signature du Mercosur. Le mécanisme de rééquilibrage démocratique, lui, n’existe pas.
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