Les femmes noires sont (toujours) les grandes traîtresses du capital
La rappeuse Théodora ne serait-elle qu’un avatar du grand capital ? Myriam Bahaffou analyse les mécanismes sexistes, racistes, queerphobes et classistes qui alimentent ces accusations.
dans l’hebdo N° 1891 Acheter ce numéro

© Arnaud Finistre / AFP
J’écris au moment de la prise de parole publique de Nicki Minaj en soutien à Donald Trump sur un prétendu génocide chrétien au Nigéria. J’écris au moment de l’accusation de trahison à l’égard de Fania Noël à la suite de son article sur la récupération française de la victoire de Mamdani à New York. J’écris enfin au moment de la parution d’un texte sur lundimatin et dont le titre accrocheur a vite fait de me faire cliquer (aussitôt) : « À qui profite le BBL ? Théodora : traîtresse pop au service du capital ou nouvelle icône révolutionnaire afro-queer ? » [le BBL, pour « Brazilian Butt Lift », est une opération de chirurgie visant à augmenter la taille des fesses, N.D.L.R.].
Décidément, les femmes noires traîtresses sont au cœur de l’actualité médiatique. Mes trois exemples sont volontairement disparates et choquent par leur hétérogénéité : la première est une mégastar internationale du rap qui s’illustre par ses positions trumpistes depuis plus d’un mois, laissant une grande partie de ses fans sous le choc. La deuxième est une écrivaine et militante afroféministe qui vit à New York. La dernière est la nouvelle star montante à la croisée de l’hyperpop, du bouyon et du hip hop, et dont le succès semble questionner, au point qu’on lui consacre un article entier dans une revue qui n’en a en général rien à faire de la pop culture.
Il est nécessaire et sain de maintenir un travail de critique, à condition qu’il soit fait de manière juste.
C’est sur le texte de lundimatin que je vais m’attarder ici, en rappelant avec ces exemples que le climat ambiant est à la suspicion, la trahison et la déception, à tous les étages : les femmes noires vendues au capital/libéralisme sont partout.
Ce texte n’a pas vocation à « défendre » quiconque, encore moins à poser un régime d’exception du type « il faudrait s’abstenir de critiquer [insérer ici une minorité] pour éviter la récupération » ; je ne cherche pas à protéger Théodora des attaques parce qu’elle est noire, comme si son identité raciale la rendait intouchable. Au contraire, il est tout à fait nécessaire et sain de maintenir un travail de critique, mais à condition qu’il soit fait de manière juste.
À l’intersection des discriminations
Malheureusement, l’analyse à laquelle est soumise la chanteuse est déplacée, dans les deux sens du terme : inadaptée/inopportun, et scabreux/malsain. Puisque je partage certaines affinités politiques avec cette revue, il m’a paru important d’apporter un éclairage sur la façon dont on a traité ce sujet pour en faire un prétexte à la réaffirmation d’une suspicion classiste, raciste et queerphobe envers les femmes noires et les queers, décidément toujours trop.
Il est d’abord intéressant de voir lundimatin consacrer un article entier à un terme dont on nous précise d’entrée de jeu que la définition leur était jusqu’alors inconnue. Adieu donc la contextualisation, les usages, la montée de l’image du BBL à la fois comme acte de chirurgie esthétique et comme iconographie d’une hyperféminité spécifique dans l’économie racialisée pharmacoporno. Aucune mention du Brésil, de la signification locale du BBL ainsi que sa mondialisation actuelle.
Le texte suggère que l’on devrait s’attendre à quelque chose Théodora, ce qui justifie une sorte de déception : elle n’aurait pas tenu ses promesses. Visiblement, puisque certaines personnes de gauche écoutent sa musique (il semble ? Cela n’est précisé nulle part, mais on peut supposer que c’est la raison pour laquelle cet article existe), lundimatin s’est senti le devoir impérieux de devoir faire la prouesse de démontrer que la chanteuse n’est … pas anticapitaliste.
Pourtant, à moins d’en avoir une définition complètement à côté de la plaque, il est étonnant d’avoir choisi Théodora comme cible pour défendre – et c’est là la thèse de l’article –, l’idée que sa musique n’est pas militante. À partir de là, rien de plus facile : industrie de la musique, réseaux sociaux, description de l’économie néolibérale du stream et de la starification, dénonciation de la glorification de la méritocratie et de l’assimilationisme, tout y passe dans cette critique dont la conclusion déconcerte par son évidence : sous le capitalisme, il ne peut y avoir de réussite éthique. Seriously ?
Devrait-on prochainement s’attendre à des articles qui analyseront l’absence de thématiques écologistes chez Beyoncé ?
De toute façon, le débat est déjà clos avant même qu’il ne commence : on apprend ainsi à la fin de l’article – et c’est bien commode, puisque l’idée de traîtrise a déjà été suggérée dès le titre – que féministe ou pas, antiraciste ou pas, anticapitaliste ou pas, ce n’est de toute façon pas du ressort de Théodora de faire de la théorie politique ou du militantisme. Ah. Pourquoi donc consacrer tout un texte qui se conclut par une invalidation de son propre sujet ?
Hypocrisie de la critique
Devrait-on prochainement s’attendre à des articles qui analyseront l’absence de thématiques écologistes chez Beyoncé, ou de références anarchistes chez Taylor Swift ? Parce qu’il est clair, à un moment où le capitalisme est indissoluble d’un fascisme qui s’étend aussi – et les auteurices du texte ne le savent que trop bien – dans les affects et les désirs forgés par la pop-culture, que choisir une femme noire comme figure de traîtrise a des conséquences politiques, disons-le tout net : racistes, d’autant plus pour une revue qui n’a finalement que très peu d’affinités ni de connaissances dans l’analyse raciale et/ou les cultural studies.
Qu’on ne s’y méprenne pas : je suis fondamentalement d’accord avec l’idée d’analyser en profondeur les rouages du capitalisme dans l’industrie de la musique et la catastrophe socio-culturelle à laquelle elle contribue. Beaucoup moins, en revanche, utilisant le stéréotype de la traîtresse via l’instrumentalisation des femmes racisées.
Si l’objectif est d’analyser la manière dont le capitalisme, le patriarcat et la suprématie blanche agissent au travers de ces figures hyperféminisées au service d’un idéal de réussite et de consommation, d’ascension sociale et de fétichisme de l’argent, discutons alors de Taylor Swift et des swifties, de Sweeney Sydney et de sa « génétique » blanche vantée par American Eagle, du comportement de Cynthia Erivo avec Ariana Grande.
Étonnant (et pas si étonnant, finalement), de ne rien trouver à ce propos : lundimatin ne verserait-il finalement dans les cultural studies que lorsqu’il s’agit de taper sur celles qui l’énervent ? Ce sont les mêmes qui vantent le « rap éthique de Vald » ou défendent des rappeurs de drill londoniens attaqués pour incitation à la haine en dénonçant (justement) la répression dont le rap fait l’objet.
En somme, on nous dit que chez les mecs, la vulgarité est acceptable : elle nous parle d’une violence structurelle, elle est profonde. Chez les meufs, c’est creux, ça fait la pute pour le capitalisme et il n’y a rien à trouver de subversif. Décidément, deux poids deux mesures ; à quand un article sur la force émancipatrice de Jul et la déception de la vulgaire Aya ?
En somme, bien sûr, Théodora n’est certainement pas anticapitaliste et si ces stars féminines sont évidemment conscientes des rapports de classe, de race et de genre, elles le sont depuis une position qui a tout à fait adhéré à la pyramide du pouvoir et la fascination de l’ascension, à la glorification et la jouissance d’arriver à la notoriété et l’argent.
Mais il n’y a que les communistes pour vraiment faire comme si on était soit aliéné·e soit libre, soit traîtresse soit révolutionnaire (c’est leur titre). Ainsi, l’acharnement à montrer que ces femmes n’ont décidément rien compris, que le BBL n’est rien d’autre qu’une sorte d’outrance exhibitionniste de dégénérées, c’est paver la voie aux pensées érotophobes et queerphobes dont il n’est même pas utile que je mentionne le nom.
Car oui, subrepticement, sans qu’aucun commentaire ni explication ne nous éclaire, apparaît le mot « queer » dans le titre, sans qu’il ne soit jamais repris. Ah, les queers et la décadence, une longue histoire : montrer son cul et se vendre au capitalisme-de-la-jouissance, ça, iels savent faire. On passera donc sur l’utilisation tout à fait gratuite de ce terme sans que les auteurices n’en déplient le sens sur une phrase.
Les commentaires des hétéros blanc∙hes soulagé∙es de pouvoir enfin détester une femme noire devraient être une alarme.
Probablement que le privilège de l’anonymat – ce que nous, femmes racisées, n’avons pas – leur permet, sans avoir à rendre de comptes, de nous servir la même histoire tiédasse qu’on réchauffe à l’infini : communisme VS décadence. Rapport de production VS jouissance. Loyauté VS trahison.
Pas d’entre deux, pas de lignes de fuites, pas de reconnaissance, même minimale, qu’il pourrait, peut-être, y avoir des espaces de réappropriation (ce n’est pas totalement vrai, on nous mentionne que certaines hyperfems, les vraies de vraies entendre : celles qui lisent Marx et savent que leur existence est une supercherie peuvent éventuellement exister dans cette équation, mais alors toutes les autres pour qui la Boss Lady attitude et la Bad Bitch energy sont des manières d’être au monde, sont perdues).
Féministes… en théorie
Non, décidément, l’hyperféminité, on veut bien, mais à condition de lire Marx. Littéralement : nous avons le droit de bouger la tête ou nous dandiner sur les sons de Théodora à condition, de, je cite, « lire Marx ou Federici », mais attention, tout ça sans avoir fait l’ENS non plus (encore un autre méfait de Théodora, qui était déjà vendue avant même sa musique, pour avoir osé convoiter les élites intellectuelles !) J’imagine que vous lisez Catherine McKinnon après avoir regardé un porno, et Peter Singer après avoir mangé un steak. Nous voilà sauvé∙es.
Soit nous entamons une analyse réelle des méfaits du capitalisme sur l’industrie musicale, avec une attention particulière à la façon dont les artistes racisé∙es et issu∙es de milieux populaires qui incarnent une ascension sociale spectaculaire reproduisent et en même temps échappent à la reproduction exacte de la domination (1) (surprise : cela a déjà été fait, et c’est encore aujourd’hui une des questions au cœur du hip-hop), soit on s’enferme dans une pensée qui va jusqu’à qualifier le jury de Nouvelle École (je vous laisse aussi googler) de bourgeois (vu sur Tiktok récemment).
J’ai essayé de développer cette idée dans un chapitre dédié au twerk (encore une histoire de boule/versements de rapports de classe, de genre, et de race) comme pratique à la fois contestataire et en même temps commercialisée : « Éropolitiques du dancefloor : twerk décolonial et fête politique ». (Le Passager Clandestin, 2025)
Notre époque requiert bien plus qu’un dualisme entre bourgeois∙es VS le reste du monde, traîtrise VS loyauté, décadence VS sobriété : la question du désir complexifie celle des rapports de production, et vous le savez au moins depuis le freudo-marxisme.
Les médias dont le lectorat est à majorité blanche (ici, lundimatin) ne peuvent pas choisir comme objet d’intérêt une artiste noire et n’effectuer aucun travail sur ses positions politiques à part pour tacler son intérêt pour bell hooks et Aimé Césaire – encore un geste gratuit parfaitement incompréhensible, sans mention de son engagement pour Gaza (incroyable de faire comme si c’était à aussi un flex de l’industrie) sans investigation sur son lien avec la scène bouyon (à part pour suggérer, là aussi, une énième traîtrise, et bien raviver des dynamiques coloniales de compétition entre afrodecsendant∙es et antillais∙es mis∙es désormais dos à dos par Théodora qui se retrouve coupable de double traîtrise, allons-donc) et sans mentionner d’autres titres que ceux qui vous arrangent, sans parler de la grossophobie décomplexée à son égard (à ce titre, non, elle n’est pas le nouvel avatar des bimbos blanches).
Les commentaires des hétéros blanc∙hes soulagé∙es de pouvoir enfin détester une femme noire (queer ? le doute plane encore !) en taxant sa musique, son corps et son parcours de détestables et de traîtres, devraient être suffisants pour montrer les politiques de respectabilité racistes et sexistes à l’œuvre sous nos yeux.
Personne n’a dit de Théodora qu’elle était révolutionnaire, à part des médias mainstream qui ont dû aussi googler la définition du BBL et qui ne connaissaient pas l’existence du bouyon avant cette artiste. Celleux qui l’écoutent à gauche le fond de la même manière qu’iels écoutent Jul (c’est devenu cool), et à qui l’on doit une critique plus fine et juste. Et les autres font largement partie des « jeunes » de quartiers populaires qui elleux aussi, ont un peu plus d’esprit critique que ce que vous semblez supposer, et méritent plus qu’on leur dise d’aller lire Marx et Federici pour être en « droit » de kiffer.
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