Pour en finir avec la centralité du travail

Alors que le travail génère souvent de l’insatisfaction, en prise à des conditions toujours plus précaires, il reste présenté comme une valeur indépassable dans nos vies. Une centralité qui semble anachronique avec la catastrophe écologique, selon l’économiste Alain Coulombel.

Alain Coulombel  • 6 novembre 2025
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Pour en finir avec la centralité du travail
"Ce n’est pas de plus de travail aliénant dont nous avons besoin", estime Alain Coulombel.
© Lampos Aritonang / Unsplash

Dans une récente chronique dans Le Monde, l’économiste Dominique Méda défend la nécessité de faire du travail une grande cause nationale autour de trois chantiers : les conditions de travail, les classifications des métiers et la démocratisation des entreprises. Entérinant, indirectement, le récit de toutes celles et de tous ceux (à droite comme à gauche) qui continuent à vouloir faire du travail le vecteur principal de l’émancipation, au fondement du lien social, de l’épanouissement et de la réalisation de soi.

On se souvient du « seul le travail rend libre » de Nicolas Sarkozy ou des engagements de François Hollande voulant faire de la France « la société du travail ». Plus récemment, le débat sur les retraites a montré un large consensus à droite et au Medef pour repousser l’âge de départ à la retraite (vers les 67 ans), voire de revenir sur la durée légale du temps de travail hebdomadaire, au nom de la croissance et du produire toujours plus.

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Il ne s’agit évidemment pas de minimiser les chantiers évoqués par la sociologue ni le « mal- travail », tous les indicateurs qualitatifs et quantitatifs témoignant du profond malaise qui frappe le monde du travail confronté aux réorganisations incessantes et à la barbarie managériale adossée, entre autre, à l’obsession de la performance, de l’efficacité et du retour sur investissement.

La redirection écologique des entreprises ne doit-elle pas s’accompagner d’une réduction massive du temps de travail ?

Les statistiques sur les maladies professionnelles indiquent sans ambiguïté la dégradation des conditions de travail (TMS, épuisement au travail), dans un contexte marqué par les ruptures brutales, l’instabilité, les restructurations permanentes, l’état d’urgence et l’éclatement des collectifs au travail. La pression temporelle qui s’exerce sur le corps physique et psychique des travailleurs n’a cessé d’augmenter, entraînant son lot de détresses au travail.

Face à cette situation, un certain désamour envers le travail traverse le monde de l’entreprise. Une étude de la Dares de 2023 indiquait que 36 % des personnes qui travaillent ont un motif d’insatisfaction vis-à-vis de leur emploi et qu’un tiers des actifs jugent leur travail insoutenable. Une note de la Fondation Jean Jaurès de 2022 révélait par ailleurs que la proportion de Français en activité affirmant que la place du travail dans leur vie était « très importante » s’était effondrée passant de 60 % en 1990 à 24 % en 2021.

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Le constat est amer : d’un côté le mal-travail, les questionnements sur le sens du travail ; de l’autre, l’indigence des solutions ou des discours qui continuent à maintenir artificiellement cette passion moribonde du travail ; d’un côté des responsables syndicaux et politiques qui n’ont de cesse de valoriser le sens du travail comme facteur de réalisation de soi ; de l’autre, une dynamique entrepreneuriale centrée sur la compétition jusqu’à faire du travailleur « jetable » une variable d’ajustement au service de la valeur actionnariale de l’entreprise.

Ce dernier modèle est obsolète et toxique comme le sont les discours sur la centralité du travail, plus encore à l’heure de la catastrophe écologique. Ce n’est pas de plus de travail aliénant dont nous avons besoin d’autant que les tendances régressives sur le marché du travail nous ramènent à des situations rappelant la proto-industrialisation de l’Europe du XVIIIe siècle (1), avec des travailleurs ubérisés privés de droits fondamentaux comme le salaire minimum, les congés payés ou la protection contre le licenciement.

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Voir à cet égard les travaux du juriste Alain Supiot sur la reféodalisation des institutions.

Dès lors, sur quelles bases envisager une sortie du règne de la performance, du mésusage des ressources disponibles, des modèles de management dominants ? La redirection écologique des entreprises ne doit-elle pas s’accompagner d’une réduction massive du temps de travail et de sa place dans la structuration de nos sociétés afin de réduire la pression que nous exerçons sur les milieux ? À l’heure où s’ouvre la COP30 au Brésil, faire du travail une grande cause nationale n’a de sens que si nous posons clairement la nécessité de décélérer, de travailler moins pour vivre mieux.

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