Rami Abou Jamous : « On a l’impression que parler de Gaza est devenu un fardeau »
Un mois après le « plan de paix » de Donald Trump, le journaliste palestinien appelle les médias à ne pas abandonner Gaza, où les habitants sont entrés dans une phase de « non-vie ».

© Maxime Sirvins
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Dans 56 journaux télévisés, moins de 3 minutes sur Gaza Le plan Trump pour Gaza : la Bible et le dollarRami Abou Jamous, journaliste et correspondant de guerre à Gaza, cofondateur de Gaza Press, est de retour dans sa ville après deux ans d’exil. Dans un entretien, il raconte la réalité de l’après-guerre et constate l’indifférence du reste du monde face à l’horreur vécue par les Gazaouis.
Comment avez-vous vécu et perçu la violation du cessez-le-feu ?
Rami Abou Jamous : On a eu l’impression que la guerre avait repris. Ça a bombardé tout près de chez moi. On entendait des avions de chasse, de l’artillerie. Les frappes touchaient toute la bande de Gaza, du nord au sud.
Plusieurs personnes sont reparties, surtout celles et ceux qui vivent près de la « ligne jaune ». Quand elles ont vu que le cessez-le-feu avait été violé, elles sont parties, d’autant plus que le gouvernement avait communiqué sa volonté d’élargir la zone d’occupation. Ça a beaucoup effrayé les Gazaouis. Tout s’est passé pendant la nuit : ils ont fui en pleine nuit ou tôt le matin.
Comment percevez-vous la couverture médiatique de Gaza depuis le plan de Trump ?
Déjà pendant la guerre, pendant ce génocide, ce nettoyage ethnique, la couverture médiatique était très faible. Il y avait des tueries, des bombardements, des massacres chaque jour, et malgré cela, la couverture restait à peine suffisante.
Aujourd’hui, avec le cessez-le-feu, on ne parle presque plus de Gaza. On a l’impression qu’ils veulent clore le dossier. Et pour le clore complètement, il faut aussi achever l’aspect médiatique, comme si la guerre était vraiment terminée.
Pourtant, partout ailleurs dans le monde, lorsqu’une guerre se termine, il y a toujours une couverture de « l’après-guerre ». Surtout après ce que nous avons vécu ici. S’il y avait, par exemple, une paix entre la Russie et l’Ukraine, tout le monde se précipiterait en Ukraine pour savoir comment se passe l’après-guerre. Aujourd’hui, aucun journaliste étranger ne peut entrer à Gaza.
Comment vivez-vous depuis le « plan de paix » ?
On a l’impression que parler de Gaza est devenu un fardeau. Pour s’en débarrasser, ils ont voulu fermer le dossier. Personnellement, je sens que les médias ne sont plus intéressés. Je collabore de moins en moins avec eux, malheureusement, alors qu’il y a encore tellement à raconter, surtout après la guerre.
Nous sommes sortis de la mort, mais la non-vie est toujours là. Et la non-vie, c’est bien plus grave que la mort. Aujourd’hui, nous vivons une situation que le monde n’a jamais connue ailleurs : 85 % de la population est dans la rue, 85 % dépend de l’aide humanitaire, 85 % n’a plus d’argent et 85 % des enfants ne vont pas à l’école.
Il n’y a plus de soins de santé. Les infrastructures ont été bombardées, les terres agricoles détruites. C’est comme si un tremblement de terre était passé. Normalement, après une telle catastrophe, tout le monde se précipite pour en voir les conséquences. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas : ils ont fermé le dossier.
Qu’entendez-vous par « non-vie » ?
Nous sommes dans un mode de survie. Nous sommes sortis de la mort, mais il n’y a pas de vie. Il n’y a ni système de santé, ni infrastructures, ni abris pour les gens. Le grand rêve d’une famille palestinienne aujourd’hui, c’est d’avoir une tente. Et dans le meilleur des cas, c’est d’avoir quelques bâches pour en fabriquer une.
Il n’y a pas d’eau, pas de nourriture. On peut trouver du ketchup ou du chocolat, mais à des prix exorbitants, inaccessibles pour la plupart : moins de 10 % de la population peut s’en offrir. L’aide humanitaire, censée être gratuite, n’arrive pas. Il n’y a pas d’aide pour les légumes ou les protéines. Et pendant ce temps, on prétend qu’il y a tout ce qu’il faut, qu’il n’y a pas de famine. Les gens dépendent des organisations humanitaires.
On peut trouver du ketchup, mais pas un médicament pour soigner le rhume de mon fils. Cela montre bien les priorités du gouvernement israélien : on peut trouver du chocolat, mais pas un médicament pour faire baisser la fièvre. C’est exactement ce que fait le gouvernement : il inonde les épiceries et les marchés de produits secondaires, alors que, dans une société frappée par la malnutrition et la famine, tout ce qui est gratuit et essentiel ne passe pas. C’est très grave.
Avez-vous le sentiment que les Palestiniens se sentent aujourd’hui abandonnés par la communauté internationale ?
Le problème, c’est que le sentiment d’abandon, nous l’avons depuis 1948. Ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas seulement de l’abandon : c’est de la négligence et de l’indifférence face à ce que nous vivons.
On a l’impression que parler de Gaza est devenu un fardeau. Je sens que les médias ne sont plus intéressés.
Si cela se produisait dans un autre pays, il y aurait une grande mobilisation. La propagande israélienne se présente comme celle qui est agressée, et les rôles sont inversés d’une manière jamais vue auparavant. On le constate dans les médias.
Un exemple parlant : le journaliste Gabriele Nunziati a été licencié pour avoir simplement demandé si Israël devait financer la reconstruction de Gaza, étant donné qu’il en a détruit une grande partie. C’est toujours le même problème quand on parle de Gaza : il ne faut pas en parler, il ne faut pas mettre Israël en difficulté.
Qu’est-ce qu’il faut raconter sur l’après-guerre, sur ce que vous observez aujourd’hui à Gaza ?
N’oubliez pas Gaza. Au contraire, c’est maintenant qu’il faut ouvrir le dossier. C’est maintenant que les vérités commencent à sortir. C’est maintenant que les soldats israéliens parlent de ce qu’ils ont commis comme atrocités contre la population. C’est maintenant qu’il y a des fuites de vidéos d’abus sexuels contre les détenus. C’est maintenant que les gens commencent à parler, à sortir de l’anesthésie d’une opération chirurgicale qu’on a vécue pendant cette guerre.
Au contraire, c’est maintenant qu’il faut ouvrir le dossier. C’est maintenant que les soldats israéliens parlent de ce qu’ils ont commis comme atrocités.
Les habitants se rendent compte de l’ampleur de ce qu’ils ont vécu, de la profondeur de leur tristesse et de leurs blessures. C’est maintenant qu’il faut parler de tout cela. Ce n’est pas seulement pendant la guerre : l’humain, c’est maintenant qu’il faut en parler. Les gens qui ont encore des proches sous les décombres mettent parfois leurs tentes à côté des ruines, parce qu’ils disent qu’ici, ils sentent l’odeur de leurs enfants.
Les déportations sont toujours en cours. On détruit tout et on propose aux habitants de partir volontairement. Le projet de Trump est toujours en cours. Le gouvernement d’extrême droite israélien de Netanyahu est toujours en place. C’est lui qui a tué et détruit des enfants, et il est sorti comme un héros. Malgré un mandat d’arrêt, il est venu faire un discours devant les Nations unies. Tout cela est beaucoup plus grave que tout ce qu’on peut imaginer. Chez nous, l’anormalité est devenue la normalité. Il y a toujours la peur et l’incertitude. Nous savons très bien que ce n’est pas fini. Au contraire : l’histoire commence.
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