« Je ne veux pas être déportée » : au CRA d’Oissel, la mécanique de l’enfermement
Si le centre de rétention administrative (CRA) d’Oissel-sur-Seine, situé en pleine forêt, n’existe pas dans la tête des gens habitant aux alentours, l’enfermement mental et physique est total pour les femmes et les hommes qui y sont retenus. Politis a pu y rentrer et recueillir leurs témoignages.

© Pauline Migevant
Ineza est roulée en boule sur un lit. Son corps est secoué par les sanglots qu’elle tente de ravaler : « Je ne veux pas être déportée, je ne veux pas être déportée. » Son vol est prévu deux jours plus tard. La détresse déchire sa voix, les mots sont hachés : « Mon mari est en France. » Elle n’en peut plus : « Je ne suis coupable de rien, je n’ai seulement pas de papiers. » Elle fond en larmes. La scène a lieu dans un dortoir de la « zone femmes » du centre de rétention administrative (CRA) d’Oissel-sur-Seine (76).
Hier, une fille a été expulsée. Elle est tombée. Ils l’ont ramenée comme ça.
Yamina
Près de la tête d’Ineza, enfoncée dans l’oreiller, plusieurs calendriers ont été dessinés sur le mur. La police l’a prévenue : elle peut toujours refuser le vol, mais dans ce cas, c’est un délit, à savoir une soustraction à une mesure d’ordre public, ce qui la conduirait devant le tribunal. Khakina, une autre Géorgienne, un peu plus âgée, est désemparée face à ce qui attend son amie : « Elle n’a rien fait de mal. Comment ça peut être possible ? »
« Qu’est ce que je vais faire sans mes enfants ? »
Les murs du dortoir de quatre lits sont bardés d’inscriptions et de petits dessins. En énorme, on lit : « I HATE HERE » [Je déteste ici, en anglais, N.D.L.R.]. On voit aussi des numéros de téléphone inscrits là, au cas où elles seraient expulsées sans avoir pu prévenir leurs proches. La nuit, ces femmes ne parviennent pas tellement à dormir. Chaque bruit de porte les fait sursauter. « Hier, une fille a été expulsée. Elle est tombée. Ils l’ont ramenée comme ça. Ça fait peur » raconte Yamina, une Algérienne de 27 ans. La lumière passe faiblement entre les barreaux noirs de la fenêtre opaque.
Yamina est là depuis un mois. C’est la deuxième fois qu’elle se retrouve enfermée en CRA. Elle était allée voir son copain au Havre quand elle a été arrêtée, il y a un mois. Elle téléphonait sur une trottinette électrique. Contrôle d’identité. « J’ai dit : je suis désolée. Mais ils m’ont ramenée au commissariat puis ici. » Ses quatre enfants sont à Toulouse, en foyer. « Je veux bien repartir au pays mais avec mes enfants. Qu’est ce que je vais faire sans mes enfants ? » se demande-t-elle. « J’ai ramené toutes les preuves, les photos de mes enfants, les actes de naissance de mes enfants, les preuves d’hébergement, tous les papiers. Mais ils m’ont pas libérée, ils m’ont rajouté 30 jours. »
Une autre femme entre dans le dortoir. Elle a été arrêtée du côté de Lille, dans un Flixbus. « Je suis la seule à avoir été arrêtée » précise celle qui ne comprend pas ce qu’elle fait là et qui s’inquiète de perdre l’hébergement d’urgence dans lequel elle vivait à Paris et son travail. Les femmes parlent des menottes et de la sangle autour du torse qu’on leur met quand elles vont au tribunal. L’annexe de ce dernier est au sein de l’école de police, juste à côté du CRA, éloignant les audiences du public.
Les visiteurs du CRA de Oissel – un collectif de citoyens qui soutient les personnes retenues notamment en leur rendant visite – le disent : « quand on en parle autour de nous, on se rend compte que le CRA n’existe pas dans la tête des gens ». Sur Google Maps, ce dernier est présenté comme « service d’aide aux étrangers retenus du centre de rétention d’Oissel ».
618 personnes enfermées en 2024
Il faut dire que le CRA d’Oissel, une ancienne infirmerie militaire, est situé au beau milieu d’une forêt, sur le même terrain qu’une école de police. « Il y a aussi la CRS et la [brigade] canine », précise l’agente de police qui mène vers le bâtiment les députés Édouard Bénard et Elsa Faucillon (PCF), venus exercer leur droit de visite parlementaire. Des hautes barrières encadrent la cour, elles sont surmontées de barbelés. L’agente a prévenu : « Dans le bâtiment, ça ne sert à rien de chercher le réseau. »
Longtemps en état de délabrement, des travaux ont récemment été faits au sein du CRA. À l’intérieur, ça sent le renfermé et la cigarette. Le centre compte 72 places. En 2024, 618 personnes y ont été enfermées, dont 167 femmes. La durée moyenne de séjour atteint 28 jours. Un nouveau bâtiment va être construit prochainement sur le même terrain pour doubler le nombre de places. Personne ne peut affirmer que le CRA actuel sera fermé une fois l’autre construit.
Dans son bureau, Olivier Martel, capitaine de police dirigeant le CRA, explique que pour déterminer le placement en rétention, « les préfectures raisonnent en termes de TOP, c’est-à-dire trouble à l’ordre public, et de nationalité ». En ce qui concerne les menaces à l’ordre public, il s’agit d’une notion juridique floue permettant aux préfectures d’englober un large spectre de situations. Au sujet de la nationalité, « l’actualité nous a rattrapés » ajoute le capitaine, en évoquant les retenus algériens qui représentaient un quart des retenus l’année dernière.
Un grand tableau donne plusieurs informations parmi lesquelles la date d’arrivée des retenus et les préfectures gestionnaires. « Le 59 [département du Nord, N.D.L.R] en général, c’est des femmes qui ont essayé de passer en Angleterre » indique Olivier Martel. L’année dernière, 38 personnes ont été interpellées à la frontière avant d’être enfermées à Oissel. Une autre pièce est dédiée aux escortes. Des agents reviennent d’un vol en Mauritanie, ils vont dormir.
La France maltraite les étrangers pour qu’on pète les plombs et qu’ils nous mettent en prison.
« Ça peut être deux, ça peut être dix. En moyenne, on a cinq vols par semaine. » Au-dessus du tableau sur lequel la police aux frontières inscrit les rendez-vous prévus aux consulats – nécessaires pour obtenir les laissez-passer indispensables aux expulsions, et les vols programmés –, une maquette d’avion. Sur le mur d’en face, le logo de Frontex, l’agence de garde-frontières de l’Union européenne.
À la bagagerie, des rangées de bacs bleus numérotés contenant les affaires des retenus. Il y a aussi des trottinettes électriques, un caddie à pois blanc et un sac cubique de liveur Uber eats, autant d’objets que les personnes possédaient lorsqu’elles ont été arrêtées. Près du poste de garde, une salle tampon. Il y a deux autres pièces d’isolement dans le CRA, un « thérapeutique » et un « sécuritaire ». Toutes se ressemblent, exiguës et sales.
Les évolutions législatives récentes se voient sur les meubles et les murs. Dans un couloir, au-dessus d’une armoire, il reste un siège auto pour enfant, dont l’enfermement en CRA n’est interdit dans l’Hexagone que depuis la loi asile et immigration de 2024. Les salariés de France Terre d’asile, qui assistent les retenus juridiquement, viennent quant à eux d’accrocher un nouveau papier sur le mur schématisant les passages devant le juge des libertés, réduits de 4 à 3. La disposition, contenue dans la loi pour faire passer le délai de rétention de 90 à 210 jours censurée partiellement par le Conseil constitutionnel, vient de rentrer en vigueur. Désormais, la dernière prolongation est de 30 jours d’un coup.
Enfermements successifs
Une porte grillagée sépare le couloir où s’organise la police, des zones femmes et hommes, distinctes. « La mission première d’un chef de centre, affirme Olivier Martel, c’est qu’il n’y ait pas d’évasion. » Dans la zone hommes, au-delà des « cellules » de 6 lits, il n’y a qu’un espace commun dans lequel les retenus sont les uns sur les autres. Beaucoup parlent du fait de ne pas « être fous mais de devenir fous » du fait des enfermements successifs.
« Ça fait neuf fois que je suis enfermé en CRA, neuf fois ! Je suis bisexuel et la Tunisie ne veut pas de moi » s’insurge Anis*. Un jeune renchérit : « La France maltraite les étrangers pour qu’on pète les plombs et qu’ils nous mettent en prison ! » Farid*, lui, vient de sortir de prison, comme 30 % des personnes retenues ici. Le CRA est situé non loin de trois maisons d’arrêt. Il est un Afghan de 21 ans. « Le greffe de la prison m’avait donné un papier pour me dire que j’avais 30 jours pour sortir du territoire français. Et le jour de ma sortie, la PAF [police de l’air et des frontières, N.D.L.R.] m’attendait. Ils m’ont emmené là, directement. »
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changé.
Ça fait 75 jours qu’il est là et il affirme que « c’est pire que la prison ». Plusieurs Algériens ne comprennent pas non plus pourquoi ils sont là. Ils ont l’impression d’être punis pour un problème diplomatique qui les dépasse. « Premièrement, on n’est pas notre gouvernement. Deuxièmement, y a pas de rendez-vous au consulat, pas de laissez passer, pas de vol. Pourquoi ils nous retiennent ici pendant trois mois ? », dénonce un homme. « Ils sont en train de niquer notre jeunesse » s’énerve un autre jeune, qui n’a pas pu assister à la naissance de son fils.
C’est la honte pour la France d’enfermer des vieillards !
Un homme âgé se tient à l’écart, il est mauricien et aurait 75 ans d’après les autres retenus. « C’est la honte pour la France d’enfermer des vieillards ! », s’indigne un des hommes. Un autre a été enfermé au CRA d’Orléans puis libéré avec assignation à résidence pour raisons médicales. Il a un œil de verre. Tous les jours, il allait signer au commissariat. Puis il a été à nouveau placé en CRA, à Oissel cette fois-ci. « Je suis dans la merde, dans la merde. J’ai pas pu aller voir mon chirurgien. », lâche-t-il. En 2024, plus de 40 000 personnes ont été enfermées dans des centres de rétention.
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