A69 : des usines à bitume irritent les riverains
Depuis cet automne, deux usines pour fabriquer l’enrobé de l’A69 ont été installées à proximité du tracé. Les potentiels rejets de substances toxiques inquiètent des riverains, qui ont conçu leurs propres capteurs d’air.

© Valentine CHAPUIS / AFP
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A69 : les cinq enjeux d’une audience cruciale Désenclavement : le mythe qui ne tient pas la route« Le paysage a totalement changé en si peu de temps, se désole Chantal. Avant on avait des étendues enherbées, des champs cultivés, et la Montagne noire comme décor. Maintenant, on a cette horrible plaie dans la nature et des tas de fraisats noirs, comme les corons dans le Nord ! » En arrivant à Puylaurens par la route nationale 126, impossible de ne pas voir la nouvelle centrale d’enrobage : la cheminée haute d’une dizaine de mètres est entourée d’engins de chantier et de gigantesques tas de fraisats, des résidus d’enrobé récupérés sur d’anciennes routes.
Cette matière sera mélangée à du gravier et du bitume, puis chauffée à 300 °C pour créer de l’enrobé à chaud qui servira à tapisser les 53 kilomètres de l’autoroute A69 en projet entre Castres et Toulouse. Plus à l’ouest, une deuxième centrale s’est implantée à Villeneuve-lès-Lavaur, à la frontière entre le Tarn et la Haute-Garonne, cet automne. Selon Atosca, le concessionnaire, elles devraient fonctionner « pendant une durée limitée d’environ dix mois, dont six à pleine capacité » pour produire plus de 500 000 tonnes d’enrobés.
Pour le moment, leur rythme de fonctionnement est suspendu au feuilleton judiciaire de l’A69. En février dernier, le jugement du tribunal administratif de Toulouse avait annulé l’arrêté préfectoral autorisant les travaux pour défaut de raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Mais trois mois plus tard, les juges donnaient un feu vert à la reprise du chantier, en attendant l’audience en appel prévue le 11 décembre.
Des tests techniques sont en cours, alors tous les regards se tournent vers les fumées émanant de la cheminée. « Un jour de grand vent d’autan, on a vu les couleurs dans le ciel changer. Ils nous disent que ce n’est que de la vapeur d’eau… On sait que c’est faux ! Les impacts sont redoutés par les habitants, les écoles, les collèges, les personnes âgées, les personnes souffrant d’insuffisance respiratoire… », s’indigne Chantal, médecin à la retraite.
Des collectifs citoyens passent à l’action
Depuis deux ans, la lutte des « sans bitume » prend forme, d’abord pour briser l’omerta, et remédier à l’absence d’information venant de l’État. Le collectif Lauragais sans bitume a organisé des réunions publiques d’informations et distribué des tracts dans les boîtes aux lettres. Les habitants étaient abasourdis. Après la sidération, certains citoyens ont décidé de passer à l’action. Une dizaine de collectifs citoyens locaux s’est créée : Puylaurens sans bitume, Saint-Germain sans bitume, Villeneuve sans bitume, Paysan·nes sans bitume…
Première phase : s’informer sur le volet santé-environnement pour mieux connaître les risques. Une commission scientifique citoyenne se penche sérieusement sur ces aspects, notamment pour débusquer les failles de la communication officielle des autorités qui pilotent le projet d’A69. Ils s’intéressent particulièrement aux taux de HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), les particules fines (PM10 et PM2,5) et les COV (composés organiques volatiles) qui peuvent avoir des effets cancérigènes ou toxiques.
Les témoignages d’habitants de Gragnague, au nord de Toulouse, qui ont vécu quelques mois à côté d’une usine semblable, ont renforcé les craintes.
« Les autorités étaient fières de nous communiquer le rapport d’analyse de la centrale de Puylaurens quand elle était ailleurs, puisqu’elle est mobile. Ils nous ont fourni la liste des polluants et nous ont dit que tout était conforme. Et c’était vrai. Mais on a constaté des quantités énormes de polluants relargués chaque jour : on était à 344 kg/jour de différentes substances (oxydes d’azote, oxyde de soufre, HAP, COV…). Des polluants qui résultent essentiellement de la combustion donc on sait qu’ils sont nocifs dans l’atmosphère », raconte Isabelle, pharmacologue.
Or, la difficulté en toxicologie est de trouver une norme qui définit le seuil de toxicité dans l’air atmosphérique. Elle redoute donc qu’Ineris, organisme sous la tutelle de l’État, joue sur ces incertitudes scientifiques pour éviter les mesures de certains polluants.
Les témoignages d’habitants de Gragnague, au nord de Toulouse, qui ont vécu quelques mois à côté d’une usine semblable, ont renforcé les craintes : nuisances olfactives, sonores, gouttelettes noires retrouvées sur le linge et dans les jardins, maux de tête, troubles du sommeil, irritations, gêne respiratoire… « L’air dans ces centrales est filtré avec environ 1 400 filtres à manche, qui se colmatent, et peuvent être troués. À Gragnague, il y avait plus de 450 filtres percés ! On se bat pour que ça n’arrive jamais, pour qu’ils surveillent rigoureusement, et évitent les accidents. Puis, on voudrait être certains que la population soit bien protégée d’inhalation de produits toxiques en cas d’incident », ajoute Isabelle.
Face à la méfiance et la défiance des habitants, le concessionnaire Atosca a annoncé un plan de surveillance de l’air mis au point par Ineris en partenariat avec la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). Pour Béatrice, engagée au sein du collectif Puylaurens sans bitume, ce n’est que « de la poudre aux yeux » : « Pour capter les polluants à la sortie des cheminées, il faudrait des capteurs actifs, c’est-à-dire un dispositif avec une petite aspiration semblable à la respiration humaine. Or, ils refusent cette demande. Ils ne veulent mettre en place que 16 capteurs passifs, positionnés à des endroits pas vraiment stratégiques. »
Le thème de la santé humaine est si peu pris en compte par l’État que ça bouscule tout le monde, bien au-delà de l’aménagement de l’A69.
J. Thomas
Lors d’une visite de presse organisée par Atosca le 20 novembre dernier, le directeur des travaux a détaillé leur dispositif, comme le rapporte France 3 : « Le système est équipé d’une grosse gaine métallique circulaire qui récupère toutes les poussières qui sont dégagées. Elles sont envoyées dans le dépoussiéreur pour être récupérées en fin de cycle et réinjectées dans la fabrication des enrobés. »
Atosca a également confirmé que la production d’enrobés à la centrale de Puylaurens fin novembre servira au revêtement des déviations existantes, tandis que celle de Villeneuve-lès-Lavaur sera en service en janvier, afin de « développer les chaussées pour que tout le monde puisse rouler sur l’autoroute A69 à partir du mois d’octobre 2026 ».
Pression sur les autorités publiques
La deuxième action d’ampleur des « sans bitume » est de faire un autocontrôle citoyen et participatif de la qualité de l’air. Jacques Thomas, écologue et spécialiste des zones humides, a rassemblé des volontaires pour développer des capteurs d’air low-tech, en open source. Chaque riverain peut l’obtenir pour la somme de 79 euros. « On n’a pas eu de mal à trouver la matière grise pour concevoir ce projet. Nous avons les compétences en interne, et le thème de la santé humaine est si peu pris en compte par l’État que ça bouscule tout le monde, bien au-delà de l’aménagement de l’A69 », glisse-t-il.
Ainsi, une constellation de 80 capteurs Zéphyr se déploie déjà chez les riverains, dans les écoles, sur le fronton de quelques mairies sur tout le territoire autour des usines à bitume. L’idée est d’avoir une vision dynamique et spatiale de l’évolution des polluants, couplée à une indication sur la vitesse et l’orientation des vents. Des cartes sont éditées en ligne, actualisées toutes les 5 minutes, avec un indice de qualité de l’air, en fonction du temps, du vent, de la mise en œuvre de l’exploitation des usines, et en comparaison avec d’autres secteurs, impactés ou non.
Cette bataille citoyenne pour que le principe de précaution soit la priorité des pouvoirs publics qui n’en est qu’au début.
Lors de sa lecture du dossier d’autorisation environnementale, Jacques Thomas a été particulièrement stupéfait par les quelques pages concernant les centrales à bitume. « Il est écrit que ce sera de l’autocontrôle, et que le chef d’exploitation regardera tous les matins l’état des fumées sortant des cheminées. En occitan, ont dit “a bisto de nas », c’est-à-dire “à vue de nez” ! C’est pas sérieux… On en conclut que tout est fait pour éviter qu’un réel contrôle ait pour conséquence l’arrêt de l’exploitation de l’usine. »
L’opération Zéphyr n’a pas pour objectif de se substituer à des contrôles réglementaires mais juste fournir des arguments factuels pour mettre davantage la pression sur les autorités publiques. « Nos capteurs sont aussi faits pour objectiver les impressions, les ressentis des gens et éviter des rumeurs. Si l’usine se met à marcher à fond, on regardera attentivement nos résultats, et on communiquera avec des petits films montrant en accéléré l’état de la qualité de l’air, et de sa dégradation », anticipe Jacques Thomas.
Une bataille citoyenne pour que le principe de précaution soit la priorité des pouvoirs publics qui n’en est qu’au début. Tout le monde attend le verdict de l’audience en appel sur la légalité du chantier de l’A69. Certains veulent encore croire à la justice, d’autres pensent que le chantier est déjà trop avancé pour y renoncer. Mais tout le monde se prépare à l’après pour protéger sa santé et celle de ses enfants.
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