En Syrie, le récit des survivantes de l’enfer carcéral
Il y a tout juste un an, le régime Assad tombait. Pour faire plier ses opposants, il avait eu recours à l’emprisonnement des femmes. Comme les hommes, elles ont été torturées, affamées et pour beaucoup violées. Elles sont aujourd’hui largement invisibilisées et très souvent rejetées parce que considérées comme salies.
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© Héloïse Blondel
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« La Syrie sous Assad était un régime du silence » Le dilemme du retour des réfugiés syriensElle descend discrètement d’un bus qui la dépose au milieu de l’une des plus grandes avenues de Damas, juste en face du Musée national, un havre de paix dans une capitale bruyante. Nour est grande et fine. Son pas est léger, elle marche presque sur la pointe des pieds. Enveloppée dans un long manteau qui la couvre jusqu’aux chevilles, elle semble vouloir disparaître, devenir invisible dans un pays où les blessures de guerre semblent impossibles à cicatriser.
« Je veux que le monde extérieur sache ce que j’ai subi », lâche Nour en s’installant à la table d’un café, un peu à l’écart. La Syrienne a été emprisonnée par le régime Assad pendant cinq ans, avec ses deux petites filles. Elles ont été relâchées en 2023. « Depuis que nous sommes sorties, nous avons beaucoup de mal à trouver notre place dans cette société. Les gens s’écartent de moi comme si j’allais les contaminer », raconte la mère de famille.
Il y a des blessures que je ne peux pas rouvrir. Pas maintenant.
Nour
Sa vie a basculé dans les enfers en janvier 2018. Quelques jours après son mari, elle est arrêtée au passage d’un check-point par des soldats du régime Assad. À ses côtés dans la voiture : ses deux filles. La plus jeune est encore un bébé. Nour est interrogée et torturée pendant plusieurs jours par les redoutables services de renseignement de la prison de Mezzeh, près de l’aéroport de la capitale. Ses bourreaux veulent lui faire avouer qu’elle cuisine pour les rebelles.
« Une terroriste », selon le clan Assad. Elle ne cède pas. Les coups, les insultes pleuvent. « C’était très difficile », glisse la survivante en fixant la paille qui lui sert à remuer la pulpe de son jus de fruit. « Je préfère ne pas entrer dans les détails. Il y a des blessures que je ne peux pas rouvrir. Pas maintenant. » Silence. Elle relève la tête et ajoute : « Ils m’ont battue devant mes enfants. Lors de certains interrogatoires, ils m’ont accrochée au mur. Je les ai suppliés de ne pas faire de mal à mes filles mais ils ne m’ont pas écoutée. »
Épuisée, très rapidement, Nour n’a plus de lait pour nourrir son bébé de 6 mois, dont le petit corps affamé se tord de douleur. Pour ajouter à la torture physique et la contraindre à signer des aveux, ses geôliers lui retirent ses filles pendant trois mois. « Ce jour-là, ils ont mis mon cœur en miettes à jamais. Je ne pourrais pas oublier la douleur de cette séparation. »
Double injustice
Après six mois, la famille est incarcérée à la prison d’Adra. La mère et les fillettes vont y rester pendant cinq ans. Cinq années dans une cellule partagée avec une trentaine de prisonnières et leurs enfants. À sa sortie, Nour retrouve enfin les siens mais, très vite, une même question revient sans cesse : celle du viol. L’une des redoutables armes de guerre mises en œuvre par le régime Assad pour anéantir à vie ses opposants.
Nour répète qu’elle a été torturée, humiliée, insultée, mais jamais abusée. Sa parole ne suffit pas : elle n’est pas crue et est mise à l’écart. « Les femmes qui sortent de prison sont étiquetées. Nous sommes classées comme sales, impures. Les gens nous évitent. Comme si on avait fait quelque chose de terrible », confie la jeune femme.
Les femmes qui sortent de prison sont étiquetées. Nous sommes classées comme sales, impures. Les gens nous évitent.
Nour
Elle poursuit son récit sans s’arrêter, soulagée qu’on l’écoute enfin. « Aujourd’hui, je suis victime d’une double injustice : d’avoir été jetée en cellule et d’être désormais jugée dehors. En prison, vos bourreaux vous font du mal, mais vous ne les connaissez pas. À l’extérieur, ce sont vos proches qui vous blessent en ne vous croyant pas. » Le jour de la chute du régime Assad, le 8 décembre 2024, le mari de Nour est libéré de l’effroyable prison de Saidnaya. Elle le pensait mort, mais il revient des abîmes, affaibli, malade et détruit.
« Entre nous, ce n’est plus comme avant mais on s’aime et on s’accroche pour que notre famille survive, raconte Nour. Il y a beaucoup de pression sur lui de la part de son entourage pour qu’il divorce. Les femmes, surtout, le poussent à en épouser une autre, mais il refuse. Elles devraient pourtant comprendre ce que j’ai traversé. Elles auraient pu être à ma place. »
Certaines vivent également avec la menace de “crimes d’honneur”, elles risquent d’être tuées par leurs proches.
H.H Al-Haj
La Constitution syrienne grave dans le marbre le droit des femmes à être représentées politiquement, socialement et culturellement, mais aucun texte de loi ne les protège des violences conjugales ou des mariages forcés. Dans une société encore très patriarcale et conservatrice, l’honneur des familles repose essentiellement sur le corps des femmes. Une fille, une épouse, une cousine violée est perçue comme déshonorée. Un sceau de l’infamie qui « contamine » toute sa famille.
« Les cas de divorce sont nombreux, et beaucoup de survivantes des prisons sont contraintes de s’éloigner de leur communauté », confirme Hala Haitham Al-Haj, directrice de Women Survivor, une ONG syrienne. « Certaines vivent également avec la menace de “crimes d’honneur”, elles risquent d’être tuées par leurs proches. » Des féminicides sur lesquels la justice syrienne a toujours fermé les yeux. « Le gouvernement actuel devrait proposer des indemnités à ces femmes et à leurs familles. Des lois doivent également les protéger de la stigmatisation sociale et des violences intrafamiliales », assure Hala Haitham Al-Haj.
Il n’existe aujourd’hui aucun chiffre ni estimation du nombre de femmes libérées au moment de la chute du régime. Elles sont invisibles comme les Syriennes l’ont été pendant les quatorze années de guerre. Pourtant, le 8 décembre 2024, quelques vidéos de leur libération ont été diffusées et relayées sur les réseaux sociaux. On les voit courir en plein hiver à peine vêtues d’une tunique longue. Beaucoup tirent derrière elles des enfants chétifs.
Mais, depuis, elles sont silenciées, gommées du récit de l’enfer carcéral. Les hommes ex-détenus, eux, sont vus comme des héros. On les écoute, on les croit. « Mon mari survivant de Saidnaya n’est pas mis à l’écart, personne ne le blâme », souffle Nour. La mère de famille repart au bout d’une heure d’entretien comme elle est arrivée : silencieuse, telle une ombre engloutie par la foule.
Une paria devenue avocate
À quelques rues de là, Maïssa Al-Ayniareçoit fièrement dans son nouveau bureau, installé au cœur du quartier universitaire de Damas. Depuis quelques mois, avec l’association des Détenus de la révolution syrienne, elle aide les femmes et les hommes libérés de prison à accomplir toutes les démarches administratives pour exister à nouveau. Un immense défi. À 55 ans, l’avocate travaille avec son fils de 21 ans. Les deux sont inséparables depuis la libération de Maïssa en 2014. À l’époque, Mahmoud avait seulement 13 ans.
« J’avais des problèmes avec mon mari, alors j’ai demandé le divorce. Avec les hommes de sa famille, ils m’ont dénoncée auprès des services de renseignements. Ils ont dit que j’aidais les rebelles », raconte la mère de famille. Elle est aussitôt arrêtée et interrogée pendant des heures. Lorsqu’elle détaille ces mois de terreur, des larmes roulent sur ses joues. Aucun sanglot ne les accompagne. Depuis la chute du clan Assad, les Syriennes et les Syriens pleurent sans jamais essuyer ces larmes silencieuses. Elles doivent couler. Enfin.
Aujourd’hui, je ne fais plus confiance aux hommes, à part à mon père et à mon fils.
Maïssa
« Un officier m’a frappée et attrapé brutalement les seins. Il a demandé également à une femme de vérifier avec ses doigts l’intérieur de mes parties intimes », détaille l’avocate. Maïssa Al-Aynia ne parle pas d’agression sexuelle ; pourtant, ce qu’elle raconte serait reconnu comme tel par la justice internationale. Son fils a été torturé également, ses orteils ont été brisés pour qu’il dénonce sa mère. Mais l’adolescent n’a pas cédé.
« Quand j’ai été libérée en 2015, j’ai été très mal accueillie dans ma ville, les gens pensaient que j’avais donné des noms pour sortir. Certains affirmaient même que j’avais mérité ce qu’il m’arrivait », souffle l’avocate. « Je n’ai pas voulu me remarier. Mon ex-mari m’a dégoûtée à jamais, le mariage peut être un enfer. Aujourd’hui, je ne fais plus confiance aux hommes, à part à mon père et à mon fils. » Assis en face de sa mère, Mahmoud enchaîne les cigarettes. Au bord des larmes, il ne peut pas s’empêcher d’ajouter : « Moi non plus je ne fais plus confiance aux hommes. »
Pendant dix ans, en cachette, Maïssa a suivi des formations en ligne pour devenir avocate. Elle a obtenu au total une trentaine de certificats. « Quand le régime est tombé, des membres de ma famille qui m’avaient traitée comme une paria sont venus m’embrasser pour me féliciter. C’était la plus belle des victoires. » De son sac, elle sort son téléphone sur lequel s’affiche une photo : diplôme à la main, l’avocate porte une toge universitaire.
« Les femmes doivent se battre pour porter cette robe noire, plutôt que de rêver à la robe blanche d’une mariée. » Un discours que Maïssa Al-Aynia sait rare et peut-être inaudible. Depuis la libération, les nouvelles autorités n’ont eu aucun mot pour les anciennes prisonnières. Après cinq décennies de supplices, ces femmes syriennes luttent encore contre leur effacement.
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