« Les inégalités de richesse sont les inégalités des chances de demain »
Le constat de la nouvelle édition du « Rapport sur les inégalités mondiales » est accablant : partout dans le monde, les écarts de patrimoine se creusent. Lucas Chancel, économiste et coordinateur de ce rapport, décrypte ce constat.
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© Xose Bouzas / Hans Lucas via AFP
Ce sont des chiffres qui donnent le tournis. Dont on a même du mal à saisir l’ampleur. 56 000 personnes – un « stade de foot » métaphorisent les auteurs – détiennent trois fois plus de richesses que la moitié de l’humanité. Une donnée, parmi tant d’autres, du troisième volet du « Rapport sur les inégalités mondiales », un travail colossal, réalisé par plus de 200 chercheurs internationaux, aux conclusions alarmantes : « Les inégalités, […] en 2025, ont atteint des niveaux qui nécessitent une attention urgente. »
Des inégalités entre les pays, mais aussi en leur sein. Et la France ne déroge pas à cette dynamique qui met à mal l’égalité des chances et l’émancipation par le travail. Mais Lucas Chancel le martèle : cette situation n’a rien d’inéluctable. Car, si elle est la conséquence de choix politiques, cela veut dire que d’autres politiques publiques pourraient changer la donne.
Votre rapport est extrêmement fourni en données et brosse un panorama mondial des inégalités particulièrement saisissant. Que faut-il retenir, selon vous, de ce nouveau volet ?
Lucas Chancel : Le système économique mondial est en train de scier la branche sur laquelle il est assis. Il produit les pollutions qui détruisent le vivant – et ainsi ses fondements – et il crée des inégalités qui fracturent nos sociétés. La dynamique de réduction de l’extrême pauvreté du début des années 2000 n’existe plus. En parallèle, tout en haut de la pyramide, on observe une envolée des fortunes des ultra-riches. Les inégalités se creusent par le haut, alors que le bas reste bloqué.
Comment expliquer cette dynamique qui aboutit à une concentration extrême des richesses ?
C’est le fruit d’un monde qui reste très inégal. 10 % de la population mondiale détient trois quarts de tout ce qu’il y a à posséder. Les inégalités dans le monde sont plus importantes aujourd’hui qu’au début du XXe siècle.
Cette concentration résulte, évidemment, d’une dimension historique dans l’organisation des ressources. C’est-à-dire que, d’un point de vue économique, nous ne sommes pas pleinement sortis de l’épisode colonial. Les pays riches – notamment l’Occident – continuent de créer les conditions de la poursuite, voire du renforcement des inégalités. Chaque année, par exemple, 1 % du PIB mondial circule des pays pauvres vers les pays riches. Une grande partie des profits qui sont réalisés dans les pays du Sud sont rapatriés vers les pays du Nord. Cela représente le triple des flux de revenus qui vont dans l’autre sens à travers l’aide au développement.
Quelles en sont les conséquences concrètes ?
Un enfant né dans un pays d’Afrique subsaharienne reçoit, en moyenne, quarante fois moins de dépenses d’éducation primaire qu’un enfant né dans un pays riche – en Amérique du Nord par exemple. Et cela ne s’explique pas par la différence des salaires des enseignants, car on a pris en compte la différence de prix entre les pays. C’est donc très concret : les inégalités de richesse, qui sont extrêmement fortes entre les pays mais aussi au sein des pays, sont les inégalités des chances de demain.
Les inégalités se renforcent donc entre les pays, mais aussi en leur sein ?
Tout à fait. Dans un pays comme la France, la moitié la plus pauvre possède moins de 5 % de la richesse nationale, alors que les 10 % les plus riches en détiennent 60 % du total environ. On observe donc une inégalité profonde d’accès au patrimoine. Or, comme expliqué, ces inégalités patrimoniales sont déterminantes sur tous les autres types d’inégalités : éducatives, d’accès aux soins, bref, sur le « pouvoir faire ».
Comprendre cela est absolument central : quand vous disposez d’importantes ressources financières, vous pouvez bien vous éduquer, ainsi que vos enfants ; vous pouvez bien vous soigner et bien soigner vos enfants, vous n’avez pas de difficulté à accéder au logement, peu importe le bassin d’emploi dans lequel vous souhaitez évoluer. Et ainsi de suite.
Le décalage est béant entre la représentation de l’égalité des chances qu’on nous présente politiquement et la réalité.
Or, et c’est là tout le paradoxe, les pays européens n’ont jamais cherché à rebattre les cartes du jeu des inégalités patrimoniales. Ils l’ont fait en grande partie avec le revenu – même s’il reste des efforts à faire. La mise en place de politiques sociales et redistributives, la sécurité sociale, l’impôt progressif sur le revenu, l’accès universel et garanti à l’éducation pour tous, etc. ont été un grand succès.
Ces mesures ont réduit les inégalités de revenus tout en permettant une gigantesque prospérité économique. Pourtant, rien n’était écrit d’avance. À l’époque, de nombreuses critiques existaient contre ce type de politique : leurs détracteurs prédisaient l’effondrement de l’économie et la fin des libertés individuelles. C’est tout le contraire qui s’est passé. Mais ce travail politique qui a été effectué sur le revenu n’a pas été fait sur la détention de patrimoine.
En quoi cela met-il à mal l’idéal méritocratique pourtant régulièrement vanté, notamment en France ?
Au vu des inégalités observées, il devient très difficile de parler d’égalité des chances. Il suffit de comparer un enfant qui n’héritera de rien ou presque avec un autre qui va hériter de 5 millions d’euros. Le décalage est béant entre la représentation de l’égalité des chances qu’on nous présente politiquement et la réalité.
En premier lieu, l’inégalité face à l’héritage est criante. Il existe, en France, des mécanismes pour corriger en partie cette inégalité, notamment par la taxation des transmissions. Mais cet impôt est mité par tout un tas d’exemptions au bénéfice des plus aisés. Je pense, par exemple, au pacte Dutreil qui permet aux très grandes transmissions d’être exonérées d’impôt à hauteur de 75 %. Cela permet aux inégalités de perdurer au motif que ça contribuerait à l’efficacité économique. Mais cela n’est pas démontré, à l’inverse du coût pour les finances publiques, qui, lui, est bien réel ! Ces exonérations représentent plusieurs milliards d’euros de recettes qui n’entrent pas dans les caisses de l’état, soit autant d’investissements publics en moins.
Dans ce contexte, comment appréhender le fait que la taxation d’héritage, facteur reproductif de
ces inégalités dans le temps, ne soit pas plus à l’ordre du jour politique ?
L’impôt sur l’héritage est le plus impopulaire. On peut le comprendre. Les petites classes moyennes et les classes populaires qui ont travaillé dur toute leur vie pour accumuler un petit pécule à transmettre en héritage n’ont aucune envie que celui-ci soit taxé. Il y a tout un travail à mener sur le discours que l’on porte sur cette question. Quand on dit qu’il faut mieux taxer les transmissions, on ne parle pas de celles des classes moyennes ou populaires, mais des héritages dorés : ceux supérieurs à 10 millions d’euros, qui devraient être taxés à 45 % (c’est le taux statutaire aujourd’hui) mais qui, du fait des exemptions fiscales, le sont réellement à 10 %.
Cependant, dire « il faut taxer l’héritage » n’est pas suffisant. Mobiliser ces outils fiscaux doit avoir un autre but que la seule réduction des inégalités avant et après impôt. Cela doit permettre de générer des ressources pour financer les services publics et, ainsi, l’accès égalitaire à l’éducation et à la santé. Aujourd’hui, en France, le système éducatif reste inégalitaire, avec d’importantes différences d’investissements entre les établissements selon leur situation géographique. Inégalités qui se prolongent ensuite dans l’enseignement supérieur avec un système à plusieurs vitesses.
Dans les universités, le budget par étudiant a diminué de 20 % en quinze ans alors que c’est l’endroit où, très largement, vont se diriger les enfants de classes moyennes et populaires s’ils s’engagent dans des études après le bac. Les inégalités participent à deux niveaux à cette absence d’égalité des chances : dans la disponibilité des richesses, qui permet aux plus aisés d’avoir accès à davantage de ressources pour se former et accéder aux meilleures formations ; et dans l’absence d’investissement public éducatif par un manque de moyens de l’État, qui est donc incapable de répondre correctement à la première inégalité.
Malgré ce constat, pourquoi la taxation du patrimoine reste une forme de tabou ?
Taxer les héritages dorés ne doit pas être la seule réponse à avoir. Il faut, aussi, mieux taxer le patrimoine tout au long de la vie. C’est le grand chantier du XXIe siècle. Aujourd’hui, les impôts sur le patrimoine sont très inégalitaires. La taxe foncière en est la plus évidente illustration, avec un impôt très lourd et disproportionné sur les petits patrimoines. Cela crée un sentiment d’injustice fiscale légitime : les petits payent proportionnellement gros et les gros proportionnellement petit.
Outre ce sentiment, cela entrave les capacités financières publiques à envisager les grands défis qui s’ouvrent à nous – on a parlé de l’éducation, mais il y a aussi le vieillissement, la transition écologique, etc. Aujourd’hui, nous avons un déficit fiscal créé par un système fiscal largement injuste. Il y a une vraie révolution fiscale à penser pour être en phase avec les défis du siècle.
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