« La Syrie sous Assad était un régime du silence »

Un an jour pour jour après la chute du régime de Bachar Al-Assad, Arthur Sarradin, journaliste et écrivain, revient sur les traumatismes d’une Syrie effondrée après quatorze années de guerre civile.

William Jean  • 8 décembre 2025 abonné·es
« La Syrie sous Assad était un régime du silence »
Des gens brandissent des drapeaux syriens pour célébrer le premier anniversaire du renversement du dirigeant de longue date Bachar al-Assad dans la capitale syrienne Damas, le 8 décembre 2025.
© OMAR HAJ KADOUR / AFP

Journaliste et écrivain installé au Liban, Arthur Sarradin fut l’un des premiers journalistes francophones à couvrir la chute du régime de Bachar Al-Assad, le 8 décembre 2024. Il raconte ces voix brisées, ces crimes passés sous silence et une mémoire à reconstruire dans son livre Le Nom des ombres. Sortir de l’enfer concentrationnaire syrien (Seuil, octobre 2025). Un an après, il revient sur cet événement historique au travers des mots et des silences du peuple syrien.

Quand vous repensez à cette journée du 8 décembre 2024 marquant la chute du régime de Bachar Al-Assad, qu’est-ce qui vous revient en premier ?

Arthur Sarradin : J’ai du mal à organiser mes pensées. J’habite au Liban, dans une région qui a connu les Printemps arabes, et je n’ai jamais véritablement assisté à une révolution achevée. Je m’étais toujours imaginé, peut-être naïvement, la chute d’une dictature dans le fracas, la liesse, quelque chose de massif et de visible. À mon arrivée, le silence dans Damas m’a frappé. Les habitants restent enfermés chez eux. Il y a quelques tirs, mais le régime semble absent. Aucun affrontement visible.

En revanche, on entend les personnes qui sont sorties des prisons, incapables de s’exprimer, parfois ayant oublié jusqu’à leur nom, qui hurlaient. Je me souviens avoir demandé à un civil, dans un café, pourquoi lui était sorti : « Après tout ce temps, les gens ont peur que Bachar revienne. Je sais qu’il est parti, mais il reste dans nos esprits. »

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Dans votre livre, vous montrez que le régime se nourrit du silence et punit les mots. Comment vous est venu cet angle ?

La littérature arabe classique m’a profondément influencé, avec son opposition récurrente entre les mots et le silence, la vie et la mort. La Syrie sous Assad était un régime du silence : la tyrannie la plus puissante était celle menée contre les mots. La révolution naît avec des enfants qui font des graffitis sur des murs. La première règle en prison : ne pas parler, ni entre détenus, ni aux gardiens. La parole est domestiquée, tordue, amputée. Il m’a paru nécessaire de partir en quête des mots avec les survivants, d’en chercher à la hauteur de l’indicible. Le crime contre l’humanité me semblait trop immense pour être raconté seul.

Comment expliquez-vous que, malgré l’abondance de preuves sur Sednaya (1), certains responsables français ont continué à s’accommoder du régime Assad ?

(1)

La prison de Sednaya, au nord de Damas, est le symbole de la brutalité du régime d’Assad. Entre 2011 et 2018, près de 30 000 personnes y ont été tuées et torturées.

À mon arrivée, je me suis rendu à Sednaya, surnommée « l’abattoir », avec une certaine naïveté : je savais que ce serait éprouvant, mais je pensais pouvoir supporter. Depuis des décennies, les Syriens avaient produit une littérature considérable sur cette prison. Pourtant, sur place, je n’ai pas réussi à rendre compte de la réalité. Les rapports d’ONG ne décrivent ni l’odeur, ni les familles cherchant leurs proches, ni les corps. L’expérience était écrasante. Nos médias ne disposent pas de l’espace nécessaire pour réhumaniser. Ces personnes ont vécu des décennies de torture et je ne leur offre qu’une citation. Cela m’a poussé dans les retranchements de ma profession.

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Qu’en est-il des efforts de réconciliation et de justice à la sortie de la guerre pour les anciens prisonniers et victimes ?

Il y a eu récemment le premier procès d’un tortionnaire du régime Assad. Cela dit, il reste à faire  durant ce procès les prisonniers n’avaient pas d’avocats. Les sociétés post-conflit mettent des décennies à se reconstruire. Les moyens sont limités, et de nombreux tortionnaires sont à l’étranger. En France, une instruction judiciaire a été ouverte contre un tortionnaire pour crime contre l’humanité. Il faudra que ce processus se répète. D’autres crimes doivent également être jugés comme ceux de Daech et des factions islamistes. Les Syriens devront refonder une nation fracturée par cinquante ans de dictature et quatorze ans de guerre. Le défi est colossal.

Le crime contre l’humanité me semblait trop immense pour être raconté seul.

Les craintes de violences post-régime sur la côte alaouite et contre les Druzes (deux minorités ethniques et religieuses) se sont-elles réalisées ?

Les ressorts de la vengeance sont profondément politiques. Autour de la côte alaouite, il y avait cette idée de vengeance aveugle contre une communauté dont était issu le dictateur. Des ex-soutiens du régime ont été frappés, parfois massacrés. Certains ont reproduit les tortures qu’ils avaient subies en prison, preuve que l’assadisme est un héritage qui dépasse la chute du régime.

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Vous avez publié un texte plus personnel dans le quotidien francophone libanais, L’Orient-Le Jour, « Un Arabe est mort ». Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ?

Il y a quelque chose, depuis deux ans, qui nous a blessés dans notre profession. On adore parler des autres, mais on parle rarement de nous. Je trouve que nos états d’âme de journalistes n’intéressent personne. La guerre nous dépasse, même nous qui pensons avoir une bonne conscience. Elle nous fait faire des choses dont on se rend compte après, et qui nous dégoûtent.

Je cherchais, à chaque fois qu’il y avait un massacre à raconter, l’histoire de la jeune fille qui ferait « la victime parfaite ». Et ce faisant, j’occultais la mort de beaucoup d’hommes arabes, pourtant civils, qui n’avaient pas droit au récit médiatique, parce que je savais que le doute allait peser sur eux. Je m’en suis rendu compte, alors j’ai arrêté de le faire.

On ne traitait pas les Arabes comme des acteurs politiques. Eux ne mouraient pas « pour la démocratie » ou « pour la liberté ». Ils mouraient du seul poids de leur chair. J’ai plein de reproches collectifs, sur la faillite morale qui a été la nôtre pour raconter des crimes contre l’humanité.

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Vous dites n’avoir « jamais vu une révolution se terminer ». Une révolution peut-elle vraiment avoir une fin ?

La révolution peut faire tomber un tyran, mais elle ne s’arrête pas à ça. Elle laisse un héritage.

Je suis de la génération qui s’est politisée avec les Printemps arabes. Au-delà du monde arabe, on a vécu un moment de mondialisation des codes révolutionnaires. L’horizontalité des mouvements s’est retrouvée partout. Ce n’était pas évident dans les révolutions du XXe siècle, qui créaient des chefs. Les révolutions contemporaines, portées par l’ère des réseaux sociaux, se font dans une horizontalité totale.

La révolution peut faire tomber un tyran, mais elle ne s’arrête pas à ça. Elle laisse un héritage. Je ne connais aucune tyrannie qui n’ait jamais rencontré d’opposition. J’ai vu des Syriens sortir de prison après quinze ans de torture, malades, brisés, et retourner manifester deux semaines plus tard. Ils ne savaient même pas quelle était la nature des nouvelles autorités. Mais ils le faisaient par instinct, ou parce qu’ils avaient conscience du prix payé pour leur liberté.

Toutes les mémoires des luttes contre les fascismes – Assad inclus –, sont des mémoires en lutte. Elles doivent nommer, politiser, servir de rempart. Baisser la garde, c’est laisser revenir le fascisme. C’est ce qui se passe dans certaines démocraties européennes qui, dans le confort, oublient que le fascisme guette les gardes baissées.

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