Nesrine Slaoui : « Dire que la méritocratie n’existe pas est une réalité chiffrée »

L’autrice d’Illégitimes (Fayard, 2021) décortique le mythe méritocratique à travers le prisme du féminisme intersectionnel.

Nesrine Slaoui  • 22 décembre 2025
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Nesrine Slaoui : « Dire que la méritocratie n’existe pas est une réalité chiffrée »
Sous couvert de méritocratie, le système scolaire français reproduit les inégalités de génération en génération.
© Mary Taylor / Pexels

Est-ce qu’il suffit d’avoir la bonne morning routine et le bon mindset [état d’esprit, N.D.L.R] ? Est-ce que finalement ce n’est pas juste une question de loi de l’attraction et de saut quantique ? Peut-être que les gourous d’internet ont raison. Seuls ceux qui ne s’en donnent pas les moyens échouent à « devenir riches » ou à « réussir leur vie ».

En tout cas, c’est l’approche promue par le développement personnel, sauce New Age, qui ne connaît pas seulement un succès en librairie mais domine les discours d’émancipation sur les réseaux sociaux. Une approche qui affirme que les véritables solutions pour trouver sa place et s’épanouir, dans une société inégalitaire, sont une hyper-individualisation des enjeux – « c’est pas la société, c’est toi ! » – et un mysticisme hybride de plusieurs croyances.

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Il y a quelques années, poussée par une amie entrepreneure à succès, j’ai participé à un coaching collectif destiné uniquement à des femmes, la plupart maghrébines. C’était une série de visioconférences au cours desquelles la coach nous expliquait comment « reprogrammer nos croyances, notre cerveau, pour avoir un impact sur nos vies et même notre rapport à l’argent », sans véritables sources scientifiques et avec un usage exacerbé du terme « énergies ».

J’ai vite décroché tout en continuant d’y assister parce que l’intérêt, pour moi, se trouvait ailleurs : dans les prises de parole et les témoignages de ces femmes qui racontaient des traumatismes lourds, la réalité quotidienne de vies entravées par le sexisme et le racisme. Pourtant, toutes étaient déterminées à se construire une autonomie financière – vis-à-vis de leur mari ou de leur patron – et à trouver la faille du capitalisme qui leur permettrait de s’enrichir sans céder à l’hyperproductivité et sans renier leurs propres valeurs.

Privilèges et discriminations

Quand j’ai publié mon premier livre, Illégitimes (Fayard, 2021), qui racontait mon parcours d’une cité HLM du Vaucluse jusqu’à Sciences Po-Paris – parcours que beaucoup de médias ont érigé en modèle en me posant des questions à côté de la plaque –, j’ai réalisé une série d’interventions scolaires. Il me fallait trouver le bon équilibre entre dénoncer la reproduction sociale et ne pas démotiver ceux et celles qui seraient tentés de suivre des études supérieures malgré des origines populaires et/ou immigrées.

Dire que la méritocratie n’existe pas est une réalité démontrée par des chiffres. C’est une nécessité de rappeler qu’en France les positions sociales s’héritent d’une génération à l’autre et que les privilèges – notamment financiers – s’accumulent autant que, pour d’autres, les discriminations.

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Ce n’est pas une question de volonté, malheureusement. Mais il faut parvenir à formuler ceci sans éroder l’estime de soi, déjà affaiblie par la violence sociale, de la jeune génération. Car, pour affronter tout un système qui vous est hostile, il en faut de l’estime et de la confiance en soi !

Dire que la méritocratie n’existe pas ne revient pas à affirmer que ceux et celles qui échappent aux statistiques, souvent de justesse, ne sont pas méritant·es. C’est un discours qui vise les héritiers et les héritières aveugles aux bonnes conditions dont ils ont bénéficié. Critiquer le mythe de la méritocratie vise à déconstruire les récits entrepreneuriaux décorrélés de la réalité des inégalités, pas à cibler celles et ceux qui ont accumulé petits boulots, CV refusés et propos injurieux, en tentant de se faire une place dans des milieux fermés.

Je le précise parce que, récemment, la critique de la méritocratie – liée à la lutte anticapitaliste – vise à s’attaquer aux femmes racisées et publiques pour les délégitimer, telles Léna Situations et Théodora. Sans analyse des dynamiques raciales et de genre, ces critiques à charge peuvent devenir un moyen supplémentaire de silenciation. 

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