Les oubliés de la République et la cuillère d’argent
Lundi 8 décembre, les candidats à la mairie de Paris ont été auditionnés par des personnes précaires. Croyant dur comme fer à la méritocratie, le directeur de campagne de Rachida Dati a pris plusieurs cartons rouges.
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© Maxime Sirvins
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Ce 8 décembre, c’est « la grande audition » des candidats à la mairie de Paris, organisée par Petit Bain et dont Politis était partenaire. Les personnes qui posent des questions sont des précaires. Face à David Alphand, Jean-Michel Malouet, usager de drogues passé par la Ddass ; Thierry, qui a vécu à la rue avec sa famille après le rejet de sa demande d’asile ; et Anniela Lamnaouar, ancienne enfant placée.
Il y a une précarité et un déterminisme qu’il faut reconnaître.
A. Lamnaouar
Cette dernière le regarde droit dans les yeux : « Je suis née sans aucune cuillère dans la bouche, pour tout vous dire. » Elle fait partie du 1 % d’enfants passés par l’Aide sociale à l’enfance qui ont eu accès aux grandes écoles. « Il y a une précarité et un déterminisme qu’il faut reconnaître. Ça me fait un peu mal d’entendre une sorte de comparaison, si je puis me permettre », lance l’étudiante à l’élu. Beaucoup des personnes présentes ce soir-là et proches du collectif Les Oubliés de la République ont des galères qui remontent à loin.
Pour répondre à Anniela, le directeur de campagne de Rachida Dati tente la carte « mérite », sans percevoir la forme de malaise qui s’installe dans le public, chacun s’agitant sur sa chaise. « Rachida [Dati] est une source d’inspiration. Ça veut dire que c’est possible, qu’on peut y arriver, que ce n’est pas parce qu’on s’appelle Rachida qu’on ne va pas pouvoir atteindre des postes à responsabilités », avance celui qui souligne « que l’égalité des chances est au cœur de nos réflexions ». Ce « quand on veut on peut » passe mal dans la salle.
L’engrenage de la galère
Pendant quatre heures, treize personnes ont interrogé tour à tour les candidats, exposant leur parcours. Les questions portent essentiellement sur le logement social et l’hébergement d’urgence, le travail, la santé, en particulier mentale, et l’éducation. De ces bouts d’histoire esquissés apparaît la mécanique de la galère, tout finissant par s’enchevêtrer.
Fatima, par exemple, est arrivée en France il y a une petite dizaine d’années. Elle aimerait travailler mais ne parvient pas à être régularisée à cause d’un blocage de la préfecture. Fabrice, qui pour la soirée a revêtu un costard noir, a grandi dans un quartier populaire de Paris. Il a passé plusieurs années à s’occuper de sa mère malade. Il a une « angoisse » : que les habitants du quartier ne puissent plus revenir chez eux après la rénovation des bâtiments et qu’ils soient remplacés par des familles plus aisées.
Valérie, elle, a perdu son travail à la suite de la liquidation de sa boîte. Ne pouvant plus payer son loyer, elle a été menacée d’expulsion. Un vendredi, quand elle est rentrée chez elle, la serrure avait été changée. Elle a appelé le 115. Depuis, elle est à la rue. Elle aimerait bien que la prochaine personne à la tête de la mairie de Paris crée des lieux d’accueil où les femmes à la rue pourraient charger leur téléphone et se reposer.
Des cartons rouges, disposés sur les sièges avant le début de « la grande audition », se lèvent face aux réponses de David Alphand. Dans la salle, fusent les thèmes sur lesquels il n’a pas répondu précisément : « L’encadrement des loyers ! », « les logements sociaux ! », les « mineurs non accompagnés ! »
La protection de l’enfance, c’est une machine à inégalités.
Anniela
La ville de Paris étant aussi un département, la question de l’Aide sociale à l’enfance, institution particulièrement défaillante, est majeure. « La protection de l’enfance, c’est une machine à inégalités, explique Anniela à Politis. J’ai passé la majorité de ma vie dans cette institution, donc logiquement j’aurais dû avoir un meilleur accès aux services publics, être plus encadrée et accompagnée. Ce n’est pas ce qui se passe pour les enfants placés. » Anniela est tout juste diplômée de Sciences Po. C’est là qu’elle a découvert le terme « transfuge de classe ».
Mais même dans les discours de tels profils, poursuit-elle, « je ne m’y retrouvais pas, car il y a beaucoup de littérature sur le passage d’un quartier ou de la ruralité vers les grandes écoles, mais rien sur les personnes qui sont passées par l’ASE ». Aujourd’hui, Anniela exerce un emploi où elle gagne 1 500 euros par mois. « Même quand on est diplômé, il ne faut pas penser qu’on est sauvé. Concrètement, j’ai un emploi alimentaire en attendant mieux, car la réalité, c’est que je n’ai ni le réseau ni l’argent. »
« Je n’ai pas vu l’ascenseur social »
Anniela a longtemps eu peur que son parcours académique, si rare pour ceux qui sont passés par l’ASE, « desserve la cause et alimente le fantasme de la méritocratie ». C’est aussi pour ça qu’elle insiste sur certains points de sa vie devant les candidats. Elle est la troisième génération de sa famille à avoir été placée. « Le seul héritage que j’ai est celui des carences de la protection de l’enfance. » Jean-Michel, lui, n’a pas pu faire d’études. « On est tellement stigmatisé quand on est placé qu’on ne croit plus aux institutions et aux autorités parce qu’on en a trop bouffé », lâche-t-il à Politis.
Pour Madiba-Ousmane Guirassy, ancien mineur isolé, la locution « quand on veut, on peut » est une « vision simpliste des choses ». Arrivé en France à l’âge de 9 ans, il a grandi en foyer. « J’avais la capacité intellectuelle de faire des études mais mon placement aurait pu m’empêcher de le faire », témoigne-t-il. Après son bac obtenu avec la mention « très bien », il a dû se battre contre l’ASE pour aller en fac.
« J’ai eu ce fameux entretien au foyer où des adultes te demandent ton projet professionnel. Quand je leur ai dit que je voulais aller à l’université pour faire du droit, ils m’ont répondu que les études étaient faites pour des personnes normales. » En tant qu’ancien enfant placé, « on m’interdisait d’aspirer à un certain niveau social ou intellectuel », résume-t-il.
À la fac de Bordeaux, Madiba-Ousmane se rend compte du décalage avec ses camarades. « La question qu’on m’a posée alors, c’est : “Lequel des membres de ta famille est avocat ou magistrat ?” » Madiba-Ousmane a répondu qu’il n’y avait personne et qu’il serait peut-être le seul à être juriste un jour. « J’ai perdu quelques amis ce jour-là », souffle-t-il.
La méritocratie française est très violente.
Madiba-Ousmane
Madiba-Ousmane le dit clairement : « La méritocratie française est très violente. » Après son master, il n’a pas trouvé de travail. Il a bossé à l’UGC, le groupe d’exploitation cinématographique, en tant qu’agent commercial pendant un an, tandis que ses camarades « étaient dans de grands cabinets de conseil ». Il ajoute : « J’ai fait tout ce que la République m’a demandé, mais je n’ai pas vu l’ascenseur social. »
« Les politiques sont éloignés du peuple »
Jean-Michel a été heurté par la réponse de David Alphand renvoyant les usagers de drogue aux efforts individuels pour s’en sortir. Au sein de l’association Gaïa, il accompagne des usagers de drogue, dont il fait aussi partie. « Je ne crois pas au “quand on veut on peut”, surtout dans l’addiction. Quand on rencontre des personnes qui ont passé dix ou vingt ans dans la rue, on voit que ce n’est pas une simple question de volonté. Il faut qu’il y ait des outils à côté. »
Parmi les personnes qu’il accompagne, Jean-Michel voit beaucoup de gens « passés par l’ASE, ou avec des ruptures familiales. Il y a aussi beaucoup de problématiques psy ». Pour lui, « parler de méritocratie quand les gens sont tellement déstructurés, ce n’est pas possible. Il faut un panel d’aides, notamment sur le logement ».
Un des outils pour lesquels il milite, ce sont les salles de consommation, dispositif auquel s’est opposé David Alphand, suggérant que ces structures encourageraient les addictions. « Toutes les études montrent que le fait de fréquenter des salles où il y a des professionnels permet aux gens d’arrêter le jour où ils en ont envie », explique Jean-Michel. A contrario, « si la personne consomme dans la rue, dans des parkings ou chez elle, si elle a un déclic, elle sera toute seule et, le lendemain, le déclic sera parti », précise-t-il.
Construire des politiques publiques de long terme, pas seulement de l’urgence.
Annie
Le discours tenu ce soir-là par la droite sur l’addiction, Jean-Michel le perçoit comme un symptôme de « politiques qui sont éloignés du peuple et de ce que peuvent endurer les personnes stigmatisées ». De toute façon, conclut-il, « plus une société va mal, plus les gens consomment des drogues, sont névrosés, etc. ». Tous l’espèrent : que les problématiques esquissées ce soir-là se retrouvent dans les programmes des candidats. Annie la souhaite que ces auditions permettent « de construire des politiques publiques de long terme, pas seulement de l’urgence ». En somme, de traiter le mal à la racine.
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