Féris Barkat : former et transformer
Entre plateaux de télévision, activisme et son nouveau poste d’enseignant, Féris Barkat transforme la visibilité en responsabilité. À seulement 23 ans, le jeune Strasbourgeois, fraîchement arrivé à Paris, veut créer du changement, collectivement.
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© Maxime Sirvins
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La gauche et la méritocratie : une longue histoire À Mayotte, un « mérite » très arbitraire pour les bacheliers étrangers Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège » Les oubliés de la République et la cuillère d’argentDans la salle B311, au 3e étage de la Sorbonne nouvelle, un mardi de novembre en fin de journée, environ quarante élèves sont attablés face à Féris Barkat, qui les questionne et tente de pousser leurs réflexions. Ce jour-là, le cours de deux heures porte sur la mécanique du don. Comme souvent, l’enseignant a invité des intervenants pour enrichir la discussion ; aujourd’hui, il accueille le streamer Arkunir, venu parler du Stream for Humanity (1) qui a eu lieu le week-end précédent, pour aborder les dons, leurs limites, ainsi que la frontière entre divertissement et politisation.
Marathon de streaming destiné à soutenir des associations caritatives, en particulier dans les zones du monde où des populations civiles sont confrontées à des conflits armés. 3,4 millions d’euros ont été récoltés pour Médecins sans frontières lors de la première édition, en janvier 2025.
Féris Barkat a demandé à Arkunir d’apporter le disque d’or de Théodora, que la chanteuse lui a offert pour sa collecte de dons sur Twitch. À la fin du cours, les étudiants se pressent autour de l’objet : certains pour se prendre en photo avec, d’autres pour poser des questions à l’enseignant.
L’importance du collectif
À seulement 23 ans, Féris Barkat s’impose comme l’une des voix montantes de la justice sociale et écologique. Cofondateur de l’association Banlieues Climat, militant infatigable et désormais enseignant à la Sorbonne Nouvelle, il occupe une place singulière dans un paysage militant, qu’il bouscule autant qu’il l’interroge. La visibilité soudaine dont il bénéficie ne le laisse pas indifférent.
« Être aussi visible dans l’espace médiatique, c’est pour moi une question de responsabilité, parfois difficile à assumer. Quand je me retrouve sur un plateau, je n’ai pas toujours le recul nécessaire pour me dire : “OK, je représente quelqu’un, ou un groupe.” Cette injonction à être parfait dans la lutte est très fatigante », confie-t-il, lucide sur les attentes qui pèsent sur lui. Cette reconnaissance, il a mis du temps à l’appréhender. Il sait pourtant qu’elle s’inscrit dans un moment politique où chaque prise de parole compte. « Les élections de 2026 et 2027 vont vite arriver. Je porte cette responsabilité. »
S’il avance avec prudence, le jeune homme ne dissimule pas les contradictions et les privilèges qui parsèment son parcours. « Je vis de ça. Mon salaire à Banlieues Climat me permet de vivre. Et si demain je devais arrêter parce que c’est trop fatigant, ou décider de tout laisser tomber pour faire du cinéma ou autre chose, je m’exprimerais en toute transparence. Ce serait une trahison et il faudrait l’assumer comme telle. »
J’essaie de me rappeler que mes intentions doivent rester tournées vers ma mission.
Féris refuse pourtant de se raconter comme un miraculé républicain. Il connaît l’argumentaire qui consisterait à rappeler ses origines sociales et familiales : un père à l’usine et les années passées à lui chercher un poste sur LinkedIn, l’environnement populaire dans lequel il a grandi. Mais il nuance lui-même cette posture défensive. « La déconnexion, le fait de changer de sphère avec d’autres personnes, le confort que ça apporte, les privilèges dont je bénéficie parfois… ce sont des avantages incroyables. Cependant, j’essaie de me rappeler que mes intentions doivent rester tournées vers ma mission. »
Il souligne systématiquement l’importance du groupe. « Maintenant qu’on me voit à la télé, dans de gros médias, ou qu’on me présente comme le “premier prof sans diplôme”, on parle rarement de ce que je voulais vraiment mettre en avant : tous les jeunes de Strasbourg que j’ai accompagnés, regrette-t-il. On a parfois l’impression que l’attention porte sur autre chose que ce qu’on fait réellement. » Féris Barkat a formé des dizaines de jeunes à Banlieues Climat, il veut transmettre puis laisser les autres s’emparer des espaces. « L’objectif reste de créer des groupes qui fonctionnent indépendamment de moi. »
Boïe, 19 ans, originaire de Maurepas, a été formé en 2024 par Féris et les encadrants de l’association écologiste. Il insiste sur le principe central qui lui a été transmis : « Je parle beaucoup au pluriel, parce qu’une des choses qu’on nous inculque à Banlieues Climat, c’est l’importance du collectif. » À propos de Féris Barkat, il précise : « Il ne s’arrête jamais à la surface, il approfondit toujours. Il est impliqué, ambitieux, persévérant. Il ose, et ça m’influence énormément. »
Tu te demandes à quel point on peut se servir de toi ou te récupérer. Alors je reste concentré sur pourquoi je fais ça.
Cette exigence intellectuelle et politique, Boïe dit la réinvestir dans ses études comme dans sa façon de lire le monde. Ses échanges avec les membres de Banlieues Climat lui ont donné envie de comprendre et de transmettre, « de creuser, de chercher des explications auxquelles on ne pensait même pas et qui sont pourtant liées à notre environnement, lequel est conditionné par l’écologie, qui est aussi un marqueur social. »
La crainte de l’instrumentalisation
En septembre dernier, Féris Barkat a fait une entrée remarquée dans le monde universitaire. Devenir enseignant à seulement 23 ans constitue pour lui une fierté et représente une étape importante dans son parcours, même s’il préfère « être reconnu pour avoir organisé un événement pour les jeunes plutôt que pour ce titre de “plus jeune et premier prof sans diplôme”. C’est disproportionné par rapport à ce qu’on a accompli collectivement » au sein de Banlieues Climat, souligne celui qui nourrit la crainte d’être instrumentalisé.
J’évite le discours méritocrate : je rappelle toujours que j’ai eu beaucoup de chance, que j’ai eu des profs qui m’ont aidé.
« C’est une question qu’on se pose souvent avec mon équipe. Je ne sais jamais vraiment comment y répondre. Tu as l’impression de porter cette image et tu te demandes à quel point on peut se servir de toi ou te récupérer. Alors je reste concentré sur pourquoi je fais ça et avec qui j’avance. »
Pour se protéger des projections qui l’érigent en symbole, Féris Barkat refuse toute glorification individuelle. « J’évite le discours méritocrate : je rappelle toujours que j’ai eu beaucoup de chance, que j’ai eu des profs qui m’ont aidé, et je pense sincèrement ne pas mériter plus que les autres ni être particulièrement meilleur qu’eux. »
Pour lui, cette notion est intrinsèquement injuste : « Pour moi, dès qu’on dit qu’une personne est méritante, ça implique que quelqu’un d’autre ne l’est pas, ou l’est moins. » Plutôt que de sanctuariser les parcours exceptionnels, il plaide pour une transformation structurelle : « Je partirais de la base : d’abord un système d’information qui donne accès aux mêmes connaissances et opportunités, et ensuite créer le “vouloir” chez tout le monde, permettre à chacun d’avoir des modèles. »
Sa nomination à l’université reste fragile, témoignant des barrières qui subsistent dans le monde académique pour des profils atypiques. « Il y a un professeur qui a vraiment lutté pour que je sois là, alors que les autres ne voulaient pas de moi, parce que ma présence n’avait pas de sens pour eux. Il a cru en moi. Il a une vraie vision : si je réussis, on pourra ouvrir les portes de la Sorbonne à d’autres profils. »
Cette place conquise de haute lutte nourrit chez Féris un sens aigu de la responsabilité. « Ma venue n’a pas transformé l’institution, mais elle me fait croire que ça peut changer : je fais attention à tout, parce que je sais que pèse une responsabilité sur mes épaules. Si je me plante, cela peut avoir des conséquences. »
Expert dans son sujet
Dans son cours, on débat, on interrompt, on contredit, on tâtonne. L’enseignant ne suit pas la méthodologie professorale traditionnelle ; ce qui compte pour lui, c’est de créer un espace où la réflexion circule. Maryam, 20 ans, étudiante en deuxième année d’études européennes et internationales, a immédiatement été convaincue. Elle connaissait déjà son engagement avant d’arriver en licence, mais c’est surtout le sujet de son cours, consacré à « l’effacement de la violence sociale et environnementale et ses conséquences », qui l’a poussée à s’y inscrire.
Issue d’un quartier populaire de Saint-Étienne, elle a trouvé dans cette problématique un écho à son propre vécu. « Je voulais comprendre ce à quoi j’étais confrontée », raconte-t-elle. Longtemps éloignée des questions écologiques, elle s’y est intéressée via l’écoféminisme et l’intersection entre écologie, genre et violences sociales : « C’est vraiment la notion de justice et de violence sociale qui m’a poussée à choisir ce cours. »
Dans mes autres cours, contredire le prof est impensable. Il ne nous impose pas une pensée unique.
Maryam
D’autres étudiants ont découvert l’enseignement de Féris Barkat presque par hasard. C’est le cas de A., 20 ans, étudiante en LEA anglais-allemand, qui s’y est retrouvée inscrite à la suite d’un problème informatique. Elle ne le connaissait pas, mais dit n’avoir « aucun regret ». Elle souligne, elle aussi, une méthode d’enseignement qui tranche avec l’académisme habituel. « J’aime bien la façon dont il nous apprend les choses. C’est différent des autres profs. »
La légitimité d’enseignant de Féris Barkat ne fait aucun doute pour Maryam. Qu’il soit jeune ou non diplômé ne la surprend pas : « On a souvent des profs jeunes. Et le fait qu’il ne soit pas diplômé ne se voit pas. Il est expert dans son sujet. » Elle apprécie sa pédagogie, qui rompt avec les usages. « Habituellement, nous avons des cours magistraux où l’on s’assoit et on prend des notes. »
Au cours de Féris Barkat, les étudiants sont invités à discuter et à prendre position. « Il n’est pas orgueilleux, poursuit l’étudiante. Si on n’est pas d’accord avec lui, ce n’est pas grave. Dans mes autres cours, contredire le prof est impensable. Il ne nous impose pas une pensée unique. » A., elle, dit se reconnaître dans ce qu’il transmet.
Fissurer les récits dominants
Au-delà de son engagement écologique et universitaire, Féris Barkat investit aussi les institutions culturelles : Palais de Tokyo, musée de l’Immigration, expositions, événements… Ces lieux lui offrent des espaces où ses combats peuvent exister autrement. « Là d’où je viens, on est assigné à un groupe : soit tu subis la domination, soit tu t’émancipes… mais en reproduisant cette domination et en t’assimilant à un autre groupe. »
Dans ces espaces culturels symboliques, le jeune activiste voit la possibilité de fissurer les récits dominants. « Pour exister et crédibiliser ce qu’on fait, on est parfois obligé d’aller dans des lieux qui ont déjà un nom. » Mais il refuse catégoriquement d’y être simplement invité. En attendant de créer son propre lieu, il veut que chaque collaboration serve un objectif durable.
« Toute ma vie, c’est ça : créer quelque chose de complètement alternatif, avec nos valeurs, nos façons de lutter, de parler, d’exister. » D’où ses exigences auprès des institutions : « Pour qu’on se pérennise, chaque projet doit permettre un hors-les-murs, ou fournir du matériel qu’on pourra stocker pour créer notre propre espace, avec nos propres règles. »
La présence de Féris Barkat sert de repère, tant pour ses étudiants que pour les jeunes qu’il accompagne. « Il sort des codes. Parfois, on se sent illégitime à tel endroit à cause de nos codes. Et quand on voit son prof y être, on en doute moins », explique Maryam. Boïe renchérit : « Il me pousse à sortir de ma zone de confort et des croyances limitantes qu’on associe parfois aux jeunes de banlieue. »
Le groupe brésilien Os Tincoãs
« On dirait des raclos [jeunes gars de cité, N.D.L.R.] en calbar [caleçon] sous cachaça [boisson alcoolisée brésilienne] à la plage, mais en fait ces trois Afro-Brésiliens incarnent un combat avant même de le chanter : retrouver les sources africaines de la musique brésilienne dans une période de racisme intense. »
La trilogie Hunger Games
« Toute la série est remplie de subtilités sur la manière dont le Capitol essaye d’instrumentaliser la révolte de Katniss. C’est une saga grand public, donc ça permet d’avoir un imaginaire révolutionnaire commun. Et pour finir j’étais bien amoureux de Katniss quand j’étais petit (je suis toujours petit). »
La dramaturge Sarah Kane
« Sarah Kane a une histoire qui me fascine, j’aime ses interviews, sa manière de questionner la forme théâtrale pour représenter la violence et surtout la manière dont elle a choqué Londres en quelques années avec des pièces beaucoup trop violentes. Tout m’inspire chez elle en ce moment. »
Le manga One Piece
« One Piece, c’est évident : il suffit de regarder le drapeau des Mugiwara animer les révoltes de la GenZ partout (Maroc, Népal, etc.). C’est un peu mon rappel quotidien pour rester juste et naïf (et Nami [personnage féminin de la série], j’en parlerai dans mon livre). »
La chanson « Je trouve pas le sommeil » de Jul
« Jul, j’avais rien d’autre dans les oreilles de la cinquième à la seconde, et à l’époque c’était pas aussi “basé” d’écouter Jul, donc je voulais juste rappeler au peuple que je suis visionnaire (c’est faux, je connaissais rien d’autre, c’est tout). »
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