Quand la justice menace (vraiment) la démocratie
De Marine Le Pen à Nicolas Sarkozy, plusieurs responsables politiques condamnés dénoncent une atteinte au libre choix du peuple. Un enfumage qui masque pourtant une menace juridique bien réelle : celle de l’arbitrage international, exercé au détriment des peuples.

À droite et l’extrême droite s’en sont donné à cœur joie : la justice, contrôlée par des « juges rouges » en quête du scalp des élites, s’attaquerait à la démocratie en ciblant un ancien président et une probable présidentiable. Un acharnement judiciaire qui renforcerait toujours plus le pouvoir des magistrats au détriment du peuple, privé de choix et de voix, si ce n’est menacé dans ses libertés fondamentales.
Ce sombre tableau témoigne en réalité de l’incompréhension qui entoure le système judiciaire, voire de la manipulation du réel. La synthèse de Laurent Willemez, Sociologie de la justice, offre un aperçu salutaire des travaux universitaires sur cette institution essentielle, pour mieux la démystifier. L’ouvrage rappelle que l’idée d’une justice aux mains de l’extrême gauche est une vieille antienne datant des années 1970, lorsque les femmes et les classes moyennes ont investi la magistrature. Pour autant, la simplification inverse voulant faire des magistrats les simples rouages d’une justice de classe est également à nuancer.
Les ressorts des « inégalités judiciaires », qui frappent d’abord les classes populaires, les femmes et les personnes racisées, sont complexes. Le « capital procédural », soit les ressources de chaque individu face à la justice, permet de penser autant la charge financière d’ester en justice que la capacité à appréhender le fonctionnement de l’institution et ses attentes.
Les émotions, attitudes ou vocabulaire déployés par les usagers influencent les décisions des magistrats : une « morale de classe » qui étiquette les pauvres mais individualise les riches. Sans compter la « frénésie sécuritaire » qui s’est emparée des parlementaires depuis un quart de siècle et qui enfonce l’institution dans une logique répressive.
Qui plus est, la justice française subit également les conséquences des politiques de « modernisation » et de « rationalisation » des services publics, alors même qu’elle est déjà largement sous-dotée en comparaison de nos voisins. Ces politiques alimentent la surcharge de travail et la perte de sens pour des magistrats parfois contraints de rendre une justice à la chaîne, guidés par des indicateurs privilégiant le nombre d’affaires traitées et la rapidité des procédures plutôt que la qualité de la décision.
Ces politiques alimentent la surcharge de travail et la perte de sens pour des magistrats parfois contraints de rendre une justice à la chaîne.
Difficile, alors, de penser que des justiciables issus du monde politique, souvent avocats, seraient les plus mal dotés pour faire face à l’arène judiciaire et seraient même victimes d’une terreur qui ne dirait pas son nom. Non seulement ils maîtrisent les arcanes de la justice et sont dotés en capitaux pour y faire face, mais leurs affaires sont scrutées à la loupe et bénéficient d’une grande attention médiatique.
Liberté des affaires
En revanche, s’il est bien un « terrorisme judiciaire », pour reprendre les mots de l’économiste états-unien Joseph Stiglitz, il opère largement à l’abri des regards et contre les peuples. Son nom : les règlements des différends entre investisseurs et États (RDIE). Un ensemble de mécanismes que décortique et dénonce Amina Hassani dans La Justice du capital. À travers les RDIE, la juriste cible « le capitalisme [qui] a réussi à inventer sa propre justice, ses propres juges et ses propres lois ».
En cause : des traités qui permettent à des entreprises d’attaquer en justice des États si elles estiment que leurs investissements sont compromis par des décisions publiques. L’objectif est clair : éviter les institutions judiciaires internes au profit d’un arbitrage prononcé en toute discrétion, pour mieux se défaire des attentes démocratiques. Autrement dit, le rêve d’une économie indépendante de la politique, régie par ses propres règles : pleinement « désencastrée », pour reprendre la pensée de Karl Polanyi.
Le danger démocratique dépasse la seule arène arbitrale. Non seulement les États risquent de payer des indemnités calculées sur d’hypothétiques bénéfices à des entreprises contrariées par des politiques sociales, écologiques ou sanitaires, mais la seule menace de l’arbitrage peut faire reculer les autorités : une frilosité réglementaire qualifiée de regulatory chill, dont la vertu serait d’attirer des capitaux soucieux de liberté des affaires.
Cet arbitrage international a notamment été pensé pour accompagner la décolonisation formelle : il s’agissait de protéger les investissements occidentaux contre la justice des États nouvellement indépendants et la montée du communisme parmi les peuples colonisés. Ainsi la France est-elle parvenue à imposer, dans les accords d’Évian signés avec l’Algérie en 1962, le recours à l’arbitrage en ce qui concerne les litiges concernant les ressources du Sahara.
Cependant, le plan a si bien marché que les États occidentaux eux-mêmes se retrouvent désormais attaqués par des multinationales. L’Espagne a ainsi été poursuivie de toutes parts lorsqu’elle a baissé le tarif de rachat de l’énergie solaire, artificiellement gonflé, au nom du traité sur la Charte de l’énergie, qu’elle a quitté en réaction. Non sans avoir été condamnée à verser des indemnités à plusieurs entreprises pour avoir changé sa politique.
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