Syrie : un double défi économique et démocratique
Pour le président de la Syrie, Ahmed Al-Charaa, dont la personnalité bouscule les dogmes islamophobes, l’ennemi a de multiples visages.
dans l’hebdo N° 1892 Acheter ce numéro

© OMAR HAJ KADOUR / AFP
Dans le même dossier…
« La Syrie sous Assad était un régime du silence » En Syrie, le récit des survivantes de l’enfer carcéral Le dilemme du retour des réfugiés syriensL’itinéraire d’Ahmed Al-Charaa, l’homme qui incarne le pouvoir de transition en Syrie, interroge nos catégories politiques. Qu’est-ce que le terrorisme ? Qu’est-ce que le jihadisme ? Et même cette vieille question marxiste sur le rôle de l’individu dans l’histoire. Un an tout juste après la chute de Bachar Al-Assad, on commence à avoir quelques réponses. Ce que l’on comprend, c’est que nous avons affaire à un homme d’un froid réalisme, captif d’aucune idéologie, pas même celle qui avait guidé son action pendant vingt ans quand il a rejoint l’Irak pour combattre les États-Unis sous la bannière Al-Qaïda. D’où sa rupture avec Al-Qaïda, dont son mouvement, le Front al-Nosra, fut une sorte de « franchise » syrienne jusqu’en 2016, date à laquelle il fonda Hayat Tahrir al-Cham (HTC).
Que veut dire « terrorisme » quand on combat la plus effroyable des dictatures ?
On avait vu alors poindre l’homme politique, car HTC n’était pas seulement un mouvement rebelle, c’était aussi l’embryon d’une administration à Idlib, dans le nord-ouest du pays, où se sont retrouvés tous ceux qui ont fui la dictature. Les catégories figées de nos islamophobes sont rudement mises à l’épreuve. Que veut dire « terrorisme » quand on combat la plus effroyable des dictatures ? Al-Charaa nous rappelle que l’histoire est riche de ces « terroristes » qui ont fini chefs d’État. La révolution dans la révolution, celle qui l’a conduit à Damas le 8 décembre 2024, après une guerre éclair de douze jours, est comme un « effet collatéral » des bouleversements géopolitiques régionaux. Assad ne tenait que par le soutien de Poutine et du Hezbollah libanais téléguidé par l’Iran.
L’obsession ukrainienne du premier et l’affaiblissement du second sous les bombes israéliennes avaient créé une fenêtre d’opportunité dans laquelle Al-Charaa s’est engouffré, avec le soutien décisif de la Turquie et de l’Arabie saoudite. Son principal mérite est d’avoir réussi à fédérer les différentes factions de la révolution syrienne. Mais gare au retour de bâton ! Ceux qui voulaient une révolution islamiste et qui ont vu Abou Mohammed Al-Joulani redevenir en quelques jours Ahmed Al-Charaa, portant costume sombre et cravate, et dialoguant avec ses pires ennemis de la veille, peuvent se sentir trahis. L’événement symbole de cette fulgurante métamorphose a bien sûr été sa réception à la Maison Blanche par Donald Trump, le 9 novembre. « Il a un passé brutal, mais sans passé brutal, vous n’avez aucune chance », a résumé le président américain livrant ainsi sa morale personnelle.
Un autre péril, plus insidieux, guette peut-être la nouvelle Syrie. La tentation du pouvoir autoritaire.
Le nationaliste Al-Charaa voulait obtenir la levée des sanctions qui avaient frappé la Syrie d’Assad. Mission accomplie. Le nouveau régime a recueilli vingt-huit milliards de dollars en quelques mois. Mais il lui faudra beaucoup plus pour espérer reconstruire un pays en ruines, vidé de cinq millions d’habitants, soit un quart de sa population, à l’issue d’une guerre civile qui, entre 2011 et 2024, a fait plus de 500 000 morts. Beaucoup plus pour gagner durablement la confiance de la rue alors que 90 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté. Il lui faudra également convaincre les minorités kurde, druze et alaouite de faire allégeance à un État en quête d’unité.
Peut-il aussi faire admettre une nouvelle raison d’État à ceux qui l’ont porté au pouvoir et qui doivent renoncer à leur soif de vengeance contre les tortionnaires et les geôliers du régime d’Assad ? Une tâche d’autant plus difficile quand les nouvelles forces gouvernementales doivent faire face à des provocations, comme en mars 2025, dans la zone côtière de Lattaquié. Des représailles hors de proportion avaient alors conduit au massacre de plus d’un millier d’Alaouites. Au nord-est du pays, l’intégration de milices kurdes comme, au sud dans la région de Soueïda, celle des Druzes se heurtent à une méfiance profonde. L’enjeu est l’unité institutionnelle de la Syrie qui passe par la mise en place d’un système judiciaire accepté de tous.
Mais la menace n’est pas seulement intérieure. Dès le lendemain de la chute d’Assad, Israël, qui s’accommodait fort bien de la dictature, a mené d’incessants bombardements sous divers prétextes, et s’est emparé d’une zone frontalière. L’objectif est d’empêcher Al-Charaa de reconstruire son pays. Un autre péril, plus insidieux, guette peut-être la nouvelle Syrie. La tentation du pouvoir autoritaire. « Tout pouvoir corrompt », disait Saint-Just. Le risque est d’autant plus grand que l’ennemi est potentiellement partout, des islamistes frustrés aux communautés qui ne veulent pas désarmer, et à un voisin israélien adepte de la guerre perpétuelle. Face à cela, il ne sera pas facile d’être Mandela.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un DonPour aller plus loin…
Qui a peur de CNews ?
Un « plan Trump » signé Poutine
Comprendre le succès de l’extrême droite chilienne