Les défis immenses de la nouvelle Syrie
Depuis le renversement rapide et inattendu du clan Assad, un gouvernement de transition a été mis en place sous le contrôle des islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham. Après plus de treize années de guerre, les nouveaux maîtres de Damas se retrouvent à la tête d’un pays déchiré et exsangue. Tout est à reconstruire.
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Dans le hall du lycée Granada de Homs, des dizaines de jeunes filles s’étreignent et se bousculent. Certaines entonnent des chants qui célèbrent la chute d’un tyran. D’autres brandissent le drapeau étoilé de la révolution. Ce dimanche 15 décembre, même la cloche de 8 heures ne parvient pas à interrompre l’euphorie collective. Une semaine après le départ de Bachar Al-Assad, ces élèves syriennes s’apprêtent à vivre leur première journée d’école en « Syrie libre ». Au détour d’un couloir, une fresque aux couleurs de l’ancien régime est repeinte à la hâte. Dans les classes, au-dessus des tableaux blancs, les portraits du dictateur ont disparu.
Nous vivions dans la terreur.
M. Rajoub
« On nous faisait étudier l’histoire du parti Baas et des mensonges à la gloire des Assad, raconte Hajel, 16 ans. Tout le monde savait que c’étaient des meurtriers. Et maintenant on va pouvoir le dire à haute voix. » À côté d’elle, son professeur de littérature arabe, Mohamed Rajoub, s’enthousiasme aussi de mettre cinquante-trois ans d’endoctrinement à la poubelle. Relais de la propagande, les enseignants syriens se libèrent de la surveillance permanente que le clan Assad exerçait jusque dans leurs cours. « J’ai été jeté deux fois en prison à cause de fausses accusations d’un collègue jaloux, se souvient le quinquagénaire. Nous vivions dans la terreur. »
Au fil des décennies d’un règne sans partage, plusieurs milliers d’ouvrages jugés subversifs, traitant par exemple de la démocratie ou du communisme, ont été censurés par le régime assadiste. Mais, lorsqu’on lui demande quel livre il se réjouit de pouvoir enfin enseigner à ses élèves, Mohamed Rajoub s’empresse d’évoquer le Coran, pourtant déjà enseigné.
« L’éducation est l’un des grands défis, souligne Ziad Majed, politiste et professeur à l’Université américaine de Paris. Jusqu’ici, les programmes étaient axés sur le culte de cette famille, mais aussi sur la pensée unique. Il n’y a eu aucun apprentissage de l’esprit critique. Il faut regarder comment les questions religieuses, mais aussi la philosophie et les sciences politiques vont être introduites. Tout ce qui amène à réfléchir, à analyser. »
Contre-pouvoir citoyen
Dans la nouvelle Syrie gouvernée par une coalition de rebelles et les islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), la réécriture des programmes scolaires s’amorce à peine. Et, déjà, l’inquiétude s’installe chez de nombreux Syriens qui craignent que la propagande du parti Baas laisse place à l’obscurantisme. « HTC a retiré toutes les références à Assad mais, dans le même temps, il a tenté de gommer celles renvoyant à la théorie de l’évolution de Darwin », relève Firas Kontar, essayiste franco-syrien.
Le 1er janvier, sur Facebook, le ministère de l’Éducation du gouvernement de transition fraîchement nommé promettait un grand nombre de modifications dans l’enseignement de l’histoire, de la philosophie et de l’éducation religieuse. Le post évoquait également la suppression de poèmes sur les femmes et l’amour, « au nom de l’intérêt général ». « Cela a entraîné une levée de boucliers sur les réseaux sociaux », poursuit Firas Kontar, en référence aux dizaines de milliers de commentaires indignés qui ont déferlé en quelques heures.
Le lendemain, le ministre Nazir Al-Qadri était contraint de faire machine arrière, assurant que les programmes resteraient inchangés jusqu’à ce que des comités spécialisés les révisent. « C’est très encourageant de voir un pouvoir qui recule face à la pression, se réjouit l’activiste. La société civile joue son rôle de bouclier, et Ahmed Al-Charaa [leader de HTC et chef de l’État de facto, NDLR] va devoir faire avec. »
Un contre-pouvoir entre les mains des citoyens qui, pour l’instant, s’illustre par sa capacité à obtenir des concessions de la part des nouveaux maîtres de la Syrie. Face aux revendications des différentes composantes de la société syrienne, HTC tente d’afficher une volonté d’inclusivité, assurant qu’une « conférence de dialogue nationale » se tiendra prochainement. Une gageure après plus de treize années d’un conflit qui a fracturé le pays et nourri la défiance entre les différentes communautés.
Maintenant, il faut reconstruire les institutions et mettre en place un régime parlementaire fort.
F. Kontar
Lorsqu’il gouvernait uniquement la province d’Idlib, il y a encore un mois, le groupe armé ne cachait pas sa volonté d’instaurer un État régi par les lois islamiques. Pour rassurer, Ahmed Al-Charaa a bien compris qu’il devait redoubler d’efforts dans sa communication. Le 31 décembre, l’ensemble des représentants des minorités chrétiennes a été convié pour un échange. Sur la photo prise à la fin de cette rencontre, les hommes d’Église se serrent autour de l’ancien membre d’Al-Qaïda.
La mue d’Ahmed Al-Charaa en rassembleur du peuple syrien peine à convaincre certains. « On a du mal à imaginer l’avenir, surtout quand on connaît le passé d’HTC, concède Firas Kontar. Les tensions communautaires sont un passage obligé, d’autant qu’Assad a toujours joué sur ces divisions. Maintenant, il faut reconstruire les institutions et mettre en place un régime parlementaire fort. Ça sera le seul moyen pour que chacun puisse faire entendre sa voix. »
Nourrir la population
Une autre voix devra être entendue très rapidement : celle des Syriens qui ont faim. Selon l’ONU, 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Au milieu des nombreux quartiers ravagés, les familles survivent dans les décombres de leur maison. « Il y a enfin du pain, mais tout est cher, soupire Hanan en rangeant soigneusement les quelques galettes qu’elle vient d’acheter. Je n’ai même pas assez d’argent pour le gaz, donc on ne mange que des plats froids. »
Les rebelles nous ont rendu la liberté, et ils donneront bientôt à manger à tout le monde.
Mohamed
À quelques encablures de Damas, la ville de Harasta porte les stigmates des quatre années de siège imposé par Assad avec l’appui de l’aviation russe. Repassée sous le contrôle du régime en 2018, la ville n’a jamais été reconstruite. Une punition collective pour les habitants de ce bastion contestataire. « Les rebelles nous ont rendu la liberté, et ils donneront bientôt à manger à tout le monde », espère Mohamed, 21 ans, dans l’interminable file d’attente de la seule boulangerie ouverte.
Un mois après le renversement du clan Assad, l’aide humanitaire arrive toujours au compte-gouttes. Ces dernières années, les ONG avaient dû s’adapter pour tenter d’agir dans une Syrie divisée. La plupart avaient renoncé à travailler dans les deux tiers du territoire contrôlé par le régime, qui pillait l’aide humanitaire. Désormais accessibles, ces régions sont un nouveau défi pour les organisations internationales. Les besoins sont immenses : le Programme alimentaire mondial sollicite une aide de 250 millions de dollars pour les six prochains mois afin d’éviter les pénuries de nourriture.
Rebâtir le pays
Au-delà de cette aide d’urgence, le nouveau pouvoir syrien va devoir s’assurer de financements massifs pour commencer la reconstruction des bâtiments, notamment les hôpitaux, systématiquement pris pour cibles. Là aussi, les chiffres sont vertigineux : « Le coût de la reconstruction de la Syrie après plus d’une décennie s’élève à 900 milliards de dollars. C’est le plus haut budget de reconstruction dans l’histoire moderne d’un pays ravagé par un conflit », assurait en 2023 Ahmed Aboul Gheit, secrétaire général de la Ligue arabe.
Un chantier que la Syrie ne pourra pas relever sans l’aide d’investissements étrangers. Mais, pour le moment, le pays reste étouffé par les sévères sanctions économiques occidentales. En attendant, le gouvernement de transition sous contrôle d’HTC cherche des partenaires arabes. C’est à Riyad que le ministre des Affaires étrangères fraîchement nommé s’est rendu pour son premier déplacement officiel avant de s’envoler pour le Qatar.
« Même les premiers milliards nécessaires ne vont pas arriver rapidement, déplore Ziad Majed, le politiste. Les États du Golfe s’inscrivent désormais également dans une dynamique internationale. Ils seront là dès le départ, mais les sommes versées seront loin de ce qui est nécessaire pour la Syrie. »
Les gens restés en Syrie sont épuisés, ils ont dû se battre pour survivre.
B. Al-Zoubi
C’est aussi au niveau individuel que l’avenir politique de la Syrie se joue à l’étranger. Ces treize dernières années, huit millions de Syriens ont pris la route de l’exil. Dans certains pays d’accueil, cette diaspora a pu se former et préparer l’après. « Les gens restés en Syrie sont épuisés, ils ont dû se battre pour survivre. En exil, certains d’entre nous ont eu le luxe de pouvoir réfléchir, de se construire », confie Bushra Al-Zoubi, réfugiée syrienne en France.
La militante des droits humains ajoute : « Nous avons acquis des compétences dont notre pays a besoin pour assurer la transition politique, renouer les relations diplomatiques et répondre au besoin de justice. »