À Nantes, la socio-esthétique apaise les corps des demandeurs d’asile
Bulle de douceur, le travail de la socio-esthéticienne du centre d’accueil des demandeurs d’asile complète l’approche des travailleuses sociales en redonnant au corps la place centrale qu’il mérite, et à la personne, un temps pour soi.
dans l’hebdo N° 1891 Acheter ce numéro

L’espace n’est pas grand, mais chaleureux. La salle d’attente du centre d’accueil des demandeurs d’asile (Cada), centrale et lumineuse, est jonchée de jouets d’enfants. Dans chaque bureau, un mur coloré et des affiches inclusives. Ce jour-là, dans celui du fond, Julie Viau installe sa table de massage, un plaid, et toutes sortes d’huiles, de crèmes et d’ustensiles de soin. De la musique douce s’échappe de son enceinte portative. La socio-esthéticienne propose au choix un massage du dos ou du visage, ou bien un soin des mains. La première jeune femme qui arrive au rendez-vous paraît timide.
De sa voix réconfortante, la professionnelle l’invite à se laisser aller. « Trouve une position qui te convient. Respire à fond. Est-ce que tu as mal quelque part ? Tu peux faire confiance à mes mains, on va faire quelque chose de tout doux. » Allongé sur le ventre, le corps « tout verrouillé et tendu » de la jeune femme semble se détendre au fur et à mesure. La socio-esthéticienne fait silence et, dans cette bulle sensorielle aux effluves de noix de macadamia, le lâcher-prise finit par être total.
Monsieur S., trentenaire d’origine guinéenne, a lui aussi déjà profité de cet atelier un peu particulier. « J’ai dû quitter mon pays à cause de problèmes avec notre autorité. Face à une menace d’exécution, j’ai dû sauver ma vie. » Son corps a gardé des séquelles des tortures et des coups de matraque reçus par « les forces de l’ordre » à la suite de plusieurs arrestations. Les compétences de Julie Viau ont permis à Monsieur S. de souffler provisoirement. « Le massage du dos fait du bien à mon corps, parfois pendant plusieurs jours. »
Le rapport au corps et l’estime de soi sont essentiels dans un parcours de réinsertion.
C. Kullmann
« Le corps est un outil pour se sentir mieux et améliorer l’estime de soi, explique Clotilde Kullmann, directrice de Menthe poivrée, association nantaise regroupant des socio-esthéticiennes, dont Julie Viau est cofondatrice. Dans les structures sociales ou médico-sociales où nous intervenons, ce type de pratique, une forme d’approche psychosociale positive qui allie le verbal et le thérapeutique, prend tout son sens. L’approche corporelle permet de travailler l’approche verbale. Des choses se déclenchent en séance. Le rapport au corps et l’estime de soi sont essentiels dans un parcours de réinsertion. »
CCAS, accueil de jour familles, personnes migrantes, sans domicile, au chômage et/ou marginalisées, services d’oncologie, de psychiatrie ou Ehpad, la socio-esthétique, spécialisation du métier d’esthéticienne, permet un accompagnement corporel individualisé de la souffrance et de la douleur. Une bulle de bien-être, dans un moment de vie souvent très difficile. Le Cada nantais de France terre d’asile fait appel à Julie Viau depuis trois ans. Avec des retours qui confortent l’équipe dans ce choix.
Brûlé jusqu’au cou
Si la socio-esthéticienne, au gré des échanges avec les personnes, découvre des rituels de soin et d’hygiène « très différents d’un pays à un autre », elle fait surtout face à des parcours migratoires traumatiques, des douleurs physiques et somatiques, des corps meurtris et battus, des cicatrices, vestiges de sévices, de coups, de tortures ou de brûlures.
« Le stress, aussi, est très présent, constate la professionnelle. Ces personnes sont en attente de papiers ou d’une décision de l’Ofpra. Alors ce moment du soin est un moment juste pour elles. Je rencontre aussi des mamans qui n’ont jamais eu de temps rien qu’à elles. J’essaye de cibler leurs douleurs, sans chercher à savoir ce que ces personnes ont subi. Elles me racontent si elles veulent. »
Régulièrement, l’effet apaisant du soin fait son œuvre, « des gens s’endorment, ou planent un peu ». Certaines n’ont connu que des touchers violents. D’autres n’avaient jamais été massées de leur vie. Dans le cocon aux senteurs mélangées, sous les mains expertes de la socio-esthéticienne, les langues se délient facilement à propos de la violence du parcours migratoire, du déracinement, de la famille laissée là-bas, de l’inquiétude de pouvoir ou non rester en France, de la solitude aussi, qui pèse de tout son poids sur les âmes et les corps.
« En tant que personne, on a besoin de contact physique, d’affect, de toucher. À part les travailleuses sociales, qui font un super boulot, et les rendez-vous administratifs, qui ces personnes voient-elles d’autre ? » Julie Viau se souvient de cet homme brûlé au fer, de ces cicatrices qui parsemaient son corps entier, jusqu’au cou. Irréversibles. « Il était important qu’on puisse s’y attarder ensemble, de lui montrer que oui, on peut les regarder. Car eux les portent en permanence. Si c’est lourd pour moi ? Peut-être, mais c’est aussi ça la vraie vie. Des gens subissent vraiment tout ça. »
Le bien-être ressenti se lit sur les visages après les trente minutes de massage : le flottement, l’apaisement, la langueur cotonneuse d’un demi-sommeil interrompu. Pour les travailleuses sociales, il est évident que Julie Viau fait partie intégrante de l’équipe. Ce temps du soin est précieux au milieu d’un tourbillon émotionnel et administratif régi par des décisions institutionnelles souvent brutales.
Le récit de vie de la personne, qui comprend souvent de la torture, des violences, des mutilations ou des viols, est parfois bloqué, entravé par le trauma.
A. Poupelin
« Au Cada, notre mission est d’accompagner les personnes sur un bien-être global, donc cela passe évidemment par le corps, souligne Amandine Poupelin, éducatrice spécialisée au pôle insertion et demande d’asile. D’emblée, une confiance s’installe entre Julie et les personnes concernées. Le récit de vie de la personne, qui comprend souvent de la torture, des violences, des mutilations ou des viols, est parfois bloqué, entravé par le trauma. Mais le rapport au corps est là en permanence dans leurs paroles. »
Sa collègue Gaëlle Keravec, intervenante sociale au pôle santé, le constate également. Les événements vécus ont des répercussions importantes sur le corps, qui parle comme il peut, souvent par le biais de somatisations diverses. Migraines omniprésentes, douleurs importantes, dos bloqué… « Les médecins ne trouvent rien de physiologique. C’est difficile pour les gens. Il a donc fallu qu’on apprenne à réparer les corps autrement. »
« On a ce souci de leur bien-être »
Si d’autres rendez-vous sont parfois évités ou oubliés, il n’en est rien pour ce temps solo avec la socio-esthéticienne. La demande est forte, et le rendez-vous toujours honoré. Dans cette course contre la montre pour obtenir papiers et un endroit où se reconstruire, tous les échanges sont bavards. Il faut raconter son histoire, sans cesse, à tout le monde. Obtenir qu’on nous croie. Justifier, argumenter, prouver les horreurs vécues.
Il ne s’agit que d’un moment pour prendre soin d’eux. Juste la douceur, le toucher, sans contrepartie.
G. Keravec
« Là, il ne s’agit que d’un moment pour prendre soin d’eux, résume Gaëlle Keravec. Juste la douceur, le toucher, sans contrepartie. La demande d’asile est une période très compliquée, stressante. Nous devons essayer de leur faire traverser cette épreuve le mieux possible. On a ce souci de leur bien-être, oui. » La travailleuse sociale se rappelle avoir assisté à une séance de Julie avec une dame qui allait très mal et avait des idées noires. « Ce temps permet de prévenir les périodes dures et d’empêcher que ça aille plus loin dans le mal. C’est une autre réponse que les médecins et la psychologue. »
L’après-midi passe vite, même si le temps semble au ralenti entre les mains de la socio-esthéticienne. Cette jeune mère, dont l’enfant est gardé par une travailleuse sociale, se fait masser pour la première fois de sa vie. Elle est partie « dans un autre monde », oubliant le stress et « le poids qu’on a sur nous ». Puis vient cette très jeune femme, déboutée dans la semaine même de sa demande d’asile. « Le juge ne croit pas son histoire. Son vécu est nié, c’est très violent, relate Fanny Creiche, intervenante sociale au pôle juridique. On redoutait cette décision négative, donc on souhaitait qu’elle ait ce temps à elle, ce soleil de courte durée dans ce qu’elle est train de traverser. »
Elle sortira de la séance de massage avec un sourire au milieu de sa tempête interne. L’homme qui lui succède raconte à Julie les coups de crosse de fusil, ses douleurs persistantes aux hanches. Les violences subies contrastent avec la musique d’ambiance. La socio-esthéticienne masse les parties douloureuses. Le souffle ralentit, l’homme s’assoupit. Puis Monsieur B., jeune danseur et chorégraphe originaire du Tchad, évoque ses insomnies, sa fatigue. Et, grâce au massage du visage, il entre dans un état second et profite d’un moment de pure détente.
Je ne sais pas, je me dis simplement que tout le monde mérite un soin, un moment à soi.
J. Viau
Le choix de consacrer une partie d’un budget serré aux séances de socio-esthétique est une décision assumée de la direction du Cada, et soutenue par une équipe conquise, qui en perçoit les bienfaits. Une fois par an, en décembre, la séance de Julie Viau est consacrée aux travailleuses sociales, réceptrices quotidiennes des histoires de vie et de violences. Oui, mais qu’en est-il pour elle ?
« Mon cerveau se bloque parfois, pour me protéger. Il y a des histoires marquantes, bien sûr. Mais pour moi il y a beaucoup plus de sens à prodiguer ces soins aux gens qui en ont le plus besoin qu’à un “client lambda”. » Politique, la socio-esthétique ? « Je ne sais pas, je me dis simplement que tout le monde mérite un soin, un moment à soi. Il s’agit juste d’apporter du bien-être à un autre être humain. » Éminemment politique, donc.
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