Serment de Cambrai : des mutuelles s’unissent contre les ravages des pesticides
Face à l’explosion des maladies chroniques, des complémentaires santé s’engagent contre l’agrochimie en France et en Europe, notamment en prévoyant d’investir dans des projets agroécologiques.
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© Jean-Francois Fort / Hans Lucas via AFP
« Imaginez un monde où les maladies chroniques ne seraient plus une fatalité. Un monde où les mutuelles deviendraient des pionnières de la santé planétaire », lance Jocelyne Le Roux, présidente déléguée de Mutuelle Mutami, dans la grange de la ferme de Sébastien Lemoine, agriculteur et betteravier bio à Gouzeaucourt (Nord), près de Cambrai.
Ce 6 octobre, environ 70 personnes issues du monde des mutuelles, de la santé, de la protection de la nature et de l’agriculture biologique, mais aussi des victimes de pesticides de France et de Belgique sont venues découvrir le projet de Fabrique à sucre bio, une coopérative sucrière régionale, que Sébastien Lemoine et son équipe tentent de développer depuis une décennie.
Un projet qui fait partie des solutions mises en avant lors de L’Odyssée pour notre santé, une tournée militante organisée par vingt mutuelles belges et françaises entre Bruxelles et Margny-lès-Compiègne (Oise) pour interpeller le grand public sur les dangers des pesticides. Cette étape s’est conclue par la signature symbolique du Serment de Cambrai, « pour faire advenir un nouveau chapitre de la santé publique grâce à une alimentation et une agriculture sans pesticides de synthèse ».
La plupart des demandes s’appuient sur des lois existantes mais pas appliquées ou peu ambitieuses : maintenir l’objectif européen de 50 % de réduction des pesticides d’ici à 2030, réévaluer les autorisations de mise sur le marché en tenant compte des effets cocktails et des expositions chroniques, atteindre 20 % minimum d’aliments bio dans les marchés publics dès cette année et viser une Europe 100 % agroécologique d’ici à 2050.
Amiante, pesticides, même combat
Pour Martin Rieussec-Fournier, président de l’association des Mutuelles pour la santé planétaire (1), les complémentaires santé sont restées trop longtemps silencieuses sur le sujet des pesticides, alors qu’elles ont été déterminantes dans le combat contre l’amiante. « Il y a des similitudes entre le drame de l’amiante et celui des pesticides : les petites doses rendent malades, les effets sont souvent différés entre l’exposition et la maladie, les travailleurs sont les premières victimes, mais la population générale est également exposée. »
Santé planétaire. Le temps des solutions mutualistes, Andy Battentier, Jean-Pierre Descan, Jocelyne Le Roux, Martin Rieussec-Fournier, Damien Weidert, Les liens qui libèrent, 2025.
Au plus près des travailleurs dans les usines, les mutuelles ont contribué à l’interdiction de l’amiante en 1997 en France et en 2005 en Europe, notamment en faisant émerger cette question dans le débat public, en s’engageant pour obtenir réparation en justice et en soutenant les associations comme l’Addeva (Association départementale des victimes de l’amiante). Une stratégie et une victoire qui ont inspiré leurs futures actions contre les pesticides.
Une dynamique a pris forme en 2024 pour faire entendre la voix des mutuelles et interpeller les pouvoirs publics français et européen. En janvier, une tribune signée dans Le Monde par quarante responsables de mutuelles de santé (la Mutuelle familiale, Aubéane Mutuelle de France, Mutuelle Entrain, Groupe Intériale, Mutami, etc.) détaille le parallèle entre le problème de l’amiante et celui des pesticides.
En février, un colloque « Amiante et pesticides » est organisé au Sénat, et en avril un collectif de 50 mutuelles de santé issues de France, de Belgique et de Pologne – représentant plus de 30 millions d’Européens – tiennent le même discours au Parlement européen. L’association des Mutuelles pour la santé planétaire regroupe désormais une vingtaine de structures, qui représentent sept millions de Français, et souhaite investir concrètement dans des projets vertueux.
« La santé commence dans les champs »
Nicolas Pomiès, vice-président de Mutuale, qu’il définit comme une « petite mutuelle ouvrière », critique le système productiviste et de libre-échange qui a poussé les agriculteurs dans la spirale des pesticides, et qui transforme les « complémentaires santé en trusts de la santé ». « Les directives européennes, notamment celle nommée Solvabilité 2, imposent à tous les assureurs de créer des réserves d’argent. Mais où va cet argent ? On estime qu’il y a 3 000 milliards d’encours des assureurs français, mais que seulement 270 milliards restent dans l’économie réelle française. Le reste part dans les marchés financiers internationaux. Or c’est l’argent de nos cotisants ! », s’indigne-t-il.
Nous pouvons investir nos excédents là où ils auront le plus d’impacts pour nos cotisants, et ça pourrait être dans l’agroécologie.
J. Le Roux
Une réflexion s’est enclenchée dans sa mutuelle afin d’orienter 30 % de ses réserves vers des entreprises françaises éthiques et vertueuses telles que la coopérative de thés et de tisanes 1336 ou l’entreprise de jeans 1083. « Il faudrait aussi s’engager dans l’agroécologie, et j’affirme que le comité financier de Mutuale, dont je fais partie, va sérieusement étudier notre capacité à investir dans le projet de Fabrique à sucre bio », poursuit Nicolas Pomiès.
Un geste encourageant pour Sébastien Lemoine, qui peine à convaincre les banques classiques, car le procédé de fabrication de sa coopérative est innovant. Soutenu par les collectivités locales, l’Agence de l’eau et des fonds privés, le projet a rassemblé huit millions d’euros, soit un peu plus de la moitié du total espéré.
« La directive européenne Solvabilité 2 encadre la gestion des mutuelles mais ne nous interdit pas d’innover. Nous pouvons investir nos excédents là où ils auront le plus d’impacts pour nos cotisants, et ça pourrait être dans l’agroécologie, car la santé commence dans les champs », glisse Jocelyne Le Roux, qui aime rappeler que les mutuelles sont des entreprises à but non lucratif, et que les valeurs de solidarité et d’entraide sont inscrites dans le Code de la mutualité.
De la prévention et des pistes d’économies
Une agriculture sans pesticides serait un horizon désirable pour la santé humaine, mais aussi pour les budgets des mutuelles et de l’État, notamment pour ce qui concerne les maladies chroniques, qui sont en constante croissance. Les traitements de ces maladies, aussi nommées affections de longue durée (ALD), couverts par le système de santé français, sont constamment présents dans les pistes d’économies budgétaires, y compris pour le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2026 en discussion.
En 2022, les dépenses relatives aux assurés en ALD représentaient près de 126,5 milliards d’euros, soit 65,8 % des dépenses remboursées par l’Assurance-maladie. Selon l’Inserm, un Français sur quatre souffre d’une maladie chronique. Le taux passe à trois sur quatre après 65 ans. D’ailleurs, le PLFSS 2026 indique clairement que le dispositif des ALD pourrait concerner « 26 % de la population en 2035, soit 18 millions de personnes représentant les trois quarts de la dépense de l’Assurance-maladie, contre 14 millions de bénéficiaires en 2022 ».
Les mutuelles ne peuvent plus se contenter d’être en première ligne pour absorber les coûts supplémentaires.
J. Le Roux
Quant aux pathologies officiellement liées à l’exposition aux pesticides, elles se multiplient ces dernières années : maladie de Parkinson, cancer de la prostate, lymphomes non hodgkiniens… Une étude de 2022 réalisée par des chercheurs belges et français chiffrait le coût des pathologies chroniques reconnues comme étant imputables à l’exposition professionnelle aux pesticides à 48 millions d’euros pour l’année 2017. De nouvelles études montrent des liens entre l’exposition aux pesticides et des pathologies chez les enfants exposés in utero, mais aussi des riverains de zones viticoles.
En 2024, le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP) a enregistré 958 demandes d’indemnisation de personnes exposées professionnellement, et 20 de la part d’enfants malades ayant été exposés in utero, soit une hausse de 42,8 %. Il a versé plus de 18 millions d’euros. Lors de sa première année d’existence, en 2020, il n’avait reçu que 220 demandes. « Les mutuelles ne peuvent plus se contenter d’être en première ligne pour absorber les coûts supplémentaires, tonne Jocelyne Le Roux. Nous avons le devoir d’investir massivement dans la prévention primaire, car c’est le seul moyen de briser la spirale infernale des maladies chroniques. »
Les membres de l’association des Mutuelles pour la santé planétaire sont conscients que seules les « petites mutuelles » sont pour le moment engagées dans cette dynamique. Mais ils restent confiants sur l’effet boule de neige des prochains mois. « On travaille à rassembler tout le mouvement mutualiste. À chaque événement, nous invitons la Mutualité française et l’Association internationale de la mutualité, qui représentent 245 millions de personnes. Et je sais qu’elles sont bousculées positivement par ce que nous faisons, par les prises de position contre la loi Duplomb de la Ligue contre le cancer et de l’ordre des médecins. Les lignes bougent ! » précise Martin Rieussec-Fournier, optimiste.
Tous se sont donné rendez-vous dans un an, dans la ferme de Sébastien Lemoine, en espérant être plus nombreux, et pouvoir enfin goûter le fameux chuc (2) bio.
Sucre en ch’ti.
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