Au nom de la décarbonation, l’État allège la réglementation des installations polluantes

Paul Poulain, spécialiste des risques et impacts industriels, alerte sur la tentative de l’État d’utiliser le mythe du bioliquide « propre » pour assouplir le droit des installations polluantes, en intégrant certains bioliquides dans la catégorie des combustibles « connus ». Un risque pour la protection des riverains et travailleurs.

Paul Poulain  • 16 décembre 2025
Partager :
Au nom de la décarbonation, l’État allège la réglementation des installations polluantes
© Perrine / Unsplash

L’État prépare en ce moment une réforme très discrète d’une ligne de la nomenclature ICPE (installations classées pour la protection de l’environnement) : la rubrique 2910 des « installations de combustion ». Sur le papier, il s’agit seulement d’autoriser des biocarburants liquides dans certaines chaudières, au nom de la « décarbonation ». En réalité, cette réforme allège le droit applicable à des installations polluantes qui fonctionnent au milieu des habitations, tout en rendant plus opaque la façon dont ces décisions sont prises.

Le projet de décret en consultation publique propose d’intégrer deux types de bioliquides – des Emag (esters méthyliques d’acides gras) à base d’huiles végétales et des HVO (huiles végétales hydro) issus d’huiles végétales, d’huiles de cuisson ou de graisses animales – dans la rubrique 2910‑A, celle des combustibles considérés comme « connus » (gaz naturel, fioul domestique, charbon, certaines biomasses).

Ce changement ne vise pas trois chaudières perdues dans une zone industrielle. Il concerne les chaufferies de réseaux de chaleur.

La conséquence est simple : des installations qui auraient dû relever de la 2910‑B (avec enregistrement ou autorisation, donc un dossier complet instruit par les services de l’État) pourront se contenter de démarches beaucoup plus légères, voire d’une simple déclaration, dès lors qu’elles brûlent ces bioliquides comme du fioul.

Sur le même sujet : Quand respirer tue

Ce changement ne vise pas trois chaudières perdues dans une zone industrielle. Il concerne les chaufferies de réseaux de chaleur, des hôpitaux, des immeubles collectifs, des bâtiments publics, des petites usines, des groupes électrogènes entre 1 et 50 MW, souvent implantés au contact direct des habitants. Même « optimisées », ces installations émettent des oxydes d’azote, des particules fines et des composés qui s’ajoutent à un air déjà dégradé, avec des effets documentés sur la santé respiratoire et cardiovasculaire.

Le mythe du bioliquide « propre »

Pour justifier la simplification, la note officielle met en avant des essais de combustion montrant que ces bioliquides ne dégraderaient pas la « protection de l’environnement » par rapport au fioul. Autrement dit : si les fumées sont à peu près comparables sur quelques polluants réglementés, il n’y aurait pas de raison de maintenir des procédures plus exigeantes. Ce raisonnement occulte tout ce qui se passe en dehors du tuyau de cheminée : l’origine des huiles, l’usage des terres agricoles, la logistique, les impacts cumulés pour les populations déjà surexposées à la pollution de l’air.

Dire que les bioliquides « font aussi bien que le fioul » ne suffit pas à leur offrir un passe‑droit réglementaire.

Depuis plusieurs années, la Cour des comptes et d’autres institutions pointent les limites des biocarburants dits de première génération : bilans climatiques incertains lorsqu’on prend en compte les changements d’usage des sols, concentration de cultures comme le colza pour nourrir des moteurs plutôt que des systèmes alimentaires, dépendance de territoires entiers à ces débouchés « verts ». Dans ce contexte, dire que les bioliquides « font aussi bien que le fioul » ne suffit pas à leur offrir un passe‑droit réglementaire. On change de liquide dans la cuve, on ne change ni les usages, ni la sobriété, ni la répartition des risques.

Une démocratie environnementale verrouillée

Le plus choquant est peut‑être la manière dont cette réforme avance. Le texte 2910‑bioliquides doit être examiné par le Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT) le 16 décembre. Officiellement, la procédure respecte les règles : consultation publique en ligne, avis du Conseil, puis décret. Dans les faits, les comptes rendus 2025 du CSPRT ne sont plus accessibles sur le site du ministère et l’ordre du jour détaillé n’est pas mis en avant pour le public. Il a fallu qu’un spécialiste écrive directement à une membre du CSPRT pour obtenir ces informations et les relayer dans les réseaux professionnels.

Sur le même sujet : Une démocratie locale pour la santé

La consultation publique existe, mais elle est noyée dans un site institutionnel illisible, saturée de sigles et de numéros de rubriques qui découragent les riverains et les collectifs non spécialistes. Ce n’est pas un accident : en enfermant ces choix dans des arènes techniques, on réduit les possibilités de contestation. Les industriels et les grandes fédérations, eux, savent très bien où se trouvent les dossiers et comment peser sur les arbitrages.

Changer la boussole de la transition

Que faudrait‑il faire à la place ? D’abord, un principe simple : la décarbonation ne doit jamais servir d’argument pour abaisser le niveau de contrôle des installations polluantes. Si l’on veut vraiment encourager certains bioliquides, cela devrait s’accompagner de prescriptions plus strictes sur les NOx, les particules, les métaux, d’une surveillance sanitaire renforcée autour des installations, et d’une transparence totale sur les données d’émission.

Des corps et des territoires qui, eux, n’ont pas la possibilité de « simplifier » ce qu’ils respirent.

Ensuite, toute modification de la nomenclature devrait être conditionnée à une évaluation socioécologique complète : effets sur les terres agricoles, sur les prix alimentaires, sur l’eau, sur les conditions de travail dans les filières, et pas seulement sur des grammes de CO₂ calculés en laboratoire. Enfin, il faut rouvrir les lieux où ces politiques se décident : publication rapide et systématique des ordres du jour et comptes rendus du Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT), place réelle donnée aux riverains, aux travailleurs exposés, aux collectifs écologistes, et acceptation de conflits publics autour de ce qu’on choisit de brûler et de ce qu’on veut protéger.

Sur le même sujet : Pollution : de l’air !

La question posée par cette rubrique 2910 « bioliquides » dépasse largement le périmètre des chaufferies. Elle tient en une alternative : soit la France poursuit une transition de papier, faite de petits arrangements réglementaires qui sécurisent surtout les intérêts des installations existantes ; soit elle accepte de remettre à plat les usages, les risques et les rapports de force, en partant des corps et des territoires qui, eux, n’ont pas la possibilité de « simplifier » ce qu’ils respirent.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Publié dans
Tribunes

Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.

Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Reprendre la main sur le logement : défendre et amplifier la loi SRU
Tribune 12 décembre 2025

Reprendre la main sur le logement : défendre et amplifier la loi SRU

Pour Eddie Jacquemart, président de la Confédération nationale du logement, l’État doit défendre la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) – qui fête ses 25 ans ce 13 décembre – face aux attaques dont elle est l’objet. Et doit la prolonger par une Sécurité sociale du logement.
Par Eddie Jacquemart
Ministres de la Justice et de l’Intérieur : respectez la liberté de la presse, renforcez le secret des sources !
Liberté de la presse 11 décembre 2025

Ministres de la Justice et de l’Intérieur : respectez la liberté de la presse, renforcez le secret des sources !

La multiplication des intimidations visant des journalistes révèle l’urgence de réformer en profondeur la loi de 2010 sur la protection des sources. Face à une année d’immobilisme gouvernemental, 129 médias et organisations exigent un débat public et des garanties effectives pour le droit à l’information.
Mêmes droits pour TOUTES les femmes vivant sur le territoire français !
Tribune 10 décembre 2025

Mêmes droits pour TOUTES les femmes vivant sur le territoire français !

Une tribune du Réseau des associations de femmes des quartiers populaires appelle à une loi-cadre intégrale protégeant toutes les femmes des violences sexistes et sexuelles.
Par Collectif
« Zehra Kurtay doit obtenir le statut de réfugiée politique en France »
Tribune 6 décembre 2025

« Zehra Kurtay doit obtenir le statut de réfugiée politique en France »

La journaliste antifasciste est pourchassée par le régime autoritaire d’Erdoğan qui a mis sa tête à prix pour 2 millions de lires turques. La France doit s’opposer à ce qu’elle soit livrée à la Turquie.
Par Collectif