Charles Martel, ce bâtard

Valeurs actuelles met à sa une le «vainqueur de la bataille de Poitiers». Et reprend ainsi un mythe auquel seule l’extrême droite adhère encore.

Michel Soudais  • 4 décembre 2013
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Illustration - Charles Martel, ce bâtard

S’il ne figure pas dans la liste des « héros français piétinés par la gauche » , que dresse Valeurs actuelles sur la couverture de son édition du 5 décembre, Charles Martel est bien la figure principale de cette « histoire massacrée » que l’hebdomadaire ultra-droitier veut dénoncer puisque c’est une représentation de la bataille de Poitiers, associée dans l’imaginaire national à la fin de « l’invasion arabe », qui illustre ce sujet. Un choix qui ne doit rien au hasard et s’inscrit dans la continuité des dernières unes chocs de ce titre contre l’immigration et l’islam.

Au risque de piétiner encore ce « héros » aux yeux de ceux qui ignorent que son principal fait d’armes est un mythe apparu au moment de la conquête de l’Algérie, mais afin de montrer combien cet hebdomadaire n’a rien d’actuel, j’ai décidé de republier en intégralité ci-dessous un article où je rétablissais les faits historiques. Il est paru dans Politis , le 31 octobre 1991. Ce n’est pas tout jeune, mais son propos, hélas, est toujours actuel :

### Charles Martel, ce bâtard

Contre l’« invasion », l’extrême droite se réclame du mythe de Charles Martel, mais l’histoire est différente.

Le 26 septembre, à Marseille, Bruno Mégret débaptise symboliquement la rue Henri-Barbusse en rue Charles-Martel. Dimanche, un chroniqueur de l’hebdomadaire Minute , Bernard Lugan, par ailleurs maître de conférences d’histoire à l’université de Lyon III, organisait un « rassemblement de piété » à Martel qui, malgré l’interdiction du maire des lieux, réunit 150 extrémistes. En 733 ou 735, à l’emplacement de ce modeste chef-lieu de canton du Lot, Charles Martel livra, selon lui, « le combat qui sauva notre civilisation » . «Durant tout le Moyen Âge, les pèlerins affluèrent à Martel demandant au Seigneur de protéger la chrétienté contre les menaces musulmanes» , rappelle le tract d’annonce, largement diffusé à la fête des Bleu-Blanc-Rouge[^2]. Le rassemblement de dimanche visait à lui « redonner vie » .

Une fois de plus, l’extrême droite, qui se pique de tradition, préfère le mythe à l’Histoire. C’est en 1836, soit seulement six ans après la prise d’Alger, qu’un certain M. Reinaud ( Les invasions des Sarrasins en France ) donne pour la première fois une importance démesurée à la bataille de Poitiers (732). La suite, on la connaît. L’historiographie classique de « la communale » ne tarit pas d’éloge sur le « sauveur de la France chrétienne » , ce « Charles, vainqueur des Arabes, appelé Charles Martel : car il avait brisé les ennemis, de même que le marteau brise la pierre et le fer » , ou parce que, « de sa lourde épée, il écrase les têtes comme avec un marteau » . C’est en se revendiquant de cet imaginaire collectif qu’en 1980 un groupe de plastiqueurs fait sauter le restaurant de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France, dépose une bombe au consulat d’Algérie d’Aubervilliers et plastique, à Paris, le foyer des étudiants… protestants.

« Si l’on tient à tout prix à trouver à quel moment le coup d’arrêt de l’expansion musulmane fut porté , écrit, en mai 1982, Michel Rouche[^3] dans la revue l’Histoire , il faut l’attribuer non pas à Charles Martel, mais à Eudes, prince d’Aquitaine, devant Toulouse en 721. » Le 25 octobre 732, à Moussais, sur la voie romaine de Poitiers à Tours, Charles d’Héristal qui ne s’appelle pas encore Martel, triomphe surtout des Aquitains, « le seul royaume non germanique de toute l’Europe, le véritable défenseur d’une civilisation exempte de la barbarie germanique » . Incapable de poursuivre les musulmans, il « préfère partager le butin entre ses guerriers et revenir en Austrasie » . Au passage, il s’empare des évêchés de Tours, Orléans, Auxerre et envoie leurs évêques en exil. Il fera de même par la suite dans le Midi en 735, 736, 737, 739, semant la terreur tout autant que les Arabes dans leurs razzias. Ainsi, par la brutalité de ses expéditions et le seul prestige de sa force, ce bâtard doublement illégitime (fils de Pépin d’Héristal, maire du palais d’Austrasie, et d’une concubine, il n’appartient pas à la dynastie mérovingienne régnante) parvient à faire reconnaître même auprès de l’Église la supériorité de son lignage sur celui des Mérovingiens. C’est la fin d’une guerre civile, mais les Arabes conservent Narbonne et le Roussillon. Leurs incursions en Provence ne cesseront qu’à la fin du XIe siècle.


[^2]: Il s’agit de la fête annuelle qu’organisait alors le Front national.

[^3]: Auteur d’une importante étude, L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes (418-781) , parue en 1979, cet universitaire a beaucoup contribué à renouveler l’histoire de cette période trouble.

Temps de lecture : 4 minutes
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