Cannes 2014 : « Adieu au langage » de Jean-Luc Godard ; « l’Institutrice » de Nadav Lapid

Christophe Kantcheff  • 22 mai 2014
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Cannes 2014 : « Adieu au langage » de Jean-Luc Godard ; « l’Institutrice » de Nadav Lapid

« Adieu au langage » de Jean-Luc Godard

Illustration - Cannes 2014 : « Adieu au langage » de Jean-Luc Godard ; « l'Institutrice » de Nadav Lapid

On peut rester interdit devant Adieu au langage , de Jean-Luc Godard, présenté aujourd’hui en compétition (et en sortie parisienne), comme devant les Cantos d’Ezra Pound, Finegannes Wake , de Joyce, ou les écrits poétiques de Christophe Tarkos. On peut, et il ne manquera pas de voix pour entonner les vieilles antiennes rabâchées depuis des lustres, évoquant le vieux cinéaste creusant lui-même sa tombe (dixit l’invité aujourd’hui de « la Marche de l’Histoire » sur France Inter) et autres billevesées qui trahissent avant tout les intolérances de ceux qui les prononcent.

On peut aussi considérer que, dans la même voie que ces poètes, pratiquant comme il est dit dans le film « l’investigation littéraire », Jean-Luc Godard a inventé une langue, la sienne, une langue cinématographique à nulle autre pareille, inédite et peut-être, parfois, indicible (les autres disent « illisible ») dans la mesure où ce qu’elle exprime n’existe pas, ou plus précisément renvoie à un réel qui nous échappe. Pas d’autre moyen, pour tenter désespérément d’atteindre ce réel, d’inventer une langue. Le langage (c’est-à-dire le parler courant) en est parfaitement incapable.

Voilà le sujet même d’ Adieu au langage , autant que sa forme. Imaginer qu’il y aurait là du mépris (Ah, le mauvais jeu de mot qui refleurit ! cf. Le Figaro ), est une erreur de vue. Si Jean-Luc Godard n’est pas venu à Cannes, c’est parce qu’il ne se sent plus de la partie. Non pas au-dessus mais ailleurs, comme il le dit magnifiquement dans la lettre filmée adressée au président du festival, Gilles Jacob, et au directeur, Thierry Frémaux, mise en ligne juste après la projection officielle : « Je ne suis plus là où vous croyez encore que je suis encore. En fait je suis d’autres pistes. (…) J’irai dorénavant là où je suis resté » .

De la même façon, s’il y a un énorme orgueil chez le cinéaste, propre à tout créateur d’envergure, il faut aussi considérer Adieu au langage comme une proposition, à prendre ou à laisser, qui a sa part d’humilité. Son caractère a priori hermétique n’est pas un acte d’exclusion de l’autre. Mais une invitation à la bizarrerie du Beau, chère à Baudelaire.

Son utilisation de la 3D ne relève pas d’autre chose. Godard a toujours été un expérimentateur, y compris sur le plan technique. Il n’y a pas recours par opportunisme, mais pour en faire quelque chose à lui, c’est-à-dire en exploiter toutes les ressources. Faire « entrer le plat dans la profondeur » . C’est ainsi qu’ Adieu au langage recèle une innovation géniale, qui permet au spectateur, à certains moments du film, de choisir entre deux images, celle que voit l’œil gauche ou celle que l’œil droit perçoit. Autrement dit, en fonction de l’œil qu’on garde ouvert, de faire son montage soi-même en cours de projection. Jusqu’à ce que les deux images se fondent à nouveau.

Rien de gratuit dans cette innovation. Hormis l’alternative visuelle qu’elle suscite, elle met en jeu ce qui depuis longtemps est un objet central de recherche pour JLG : ce qui fait lien, c’est-à-dire le bon ou le mauvais raccord. Adieu au langage en multiplie les aspects. Qu’il s’agisse de ce qui relie deux rives, celles du lac Léman, où de nombreuses scènes du film ont été tournées, ou du lien entre un homme et une femme, deux amants en perte d’amour, ou bien le mari et la femme qui s’opposent. Godard met alors en exergue le rôle d’intercesseur du chien, sa faculté à « communier » avec les uns et les autres, le chien du cinéaste, Roxy, jouant ce rôle. Ce peut être aussi la relation entre deux images, que constitue une troisième image virtuelle, qui naît des deux premières. Un exemple parmi de nombreux autres : tandis que la voix off dit : « la tribu des Chihuahua appelle le monde “la forêt” » , la caméra filme le pubis d’une femme. Ce qui se forme alors dans l’esprit du spectateur, à son insu, est cette troisième image.

A contrario, la solitude et la séparation sont aussi au centre du film. Mais Adieu au langage (moins encore que Film socialisme ) n’a pas pour autant la dimension sombre, voire apocalyptique qu’avaient les Histoires du cinéma , il y a quinze ans. Ses facéties et son prosaïsme, scatologique en particulier (nous sommes tous égaux devant la défécation, Godard aime à réactiver cette image populaire et… politique !), y contrebalancent son lyrisme romantique. Il y a même quelque chose de lumineux dans ce film aux couleurs franches, saturées, où les fleurs s’offrent en bouquets rose vif ou jaune citron, et qui se termine sur des aboiements et des cris de bébés.

Contre le langage « usine à gaz » , Jean-Luc Godard oppose sa langue d’éclats. Les spectateurs qui s’y laisseront aller auront le privilège de passer de la « nature » à sa « métaphore » , les deux parties explicites du film. Or, l’étymologie grecque de « métaphore », comme aime à le rappelle le cinéaste, venant du mot « transporter », il y a tout lieu de penser qu’ils feront un beau voyage.

« l’Institutrice » de Nadav Lapid

Illustration - Cannes 2014 : « Adieu au langage » de Jean-Luc Godard ; « l'Institutrice » de Nadav Lapid

La poésie est-elle encore possible aujourd’hui ? Cette question, absolument godardienne, est au cœur du second film de l’Israélien Nadav Lapid, l’Institutrice , présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique. La poésie s’y exprime par le corps et la voix d’un petit garçon de 5 ans, Yoav. C’est, littéralement, l’enfance de l’art. La poésie survient en lui comme un jaillissement, l’agite avant qu’il ne se mette à dire des vers – « J’ai une poésie » , lance-t-il alors – qu’un adulte, près de lui, peut transcrire.

Cet adulte sera très vite son institutrice, Nira (Sarit Larry), qui décèle en lui un don hors du commun, un don de petit prodige « comme le jeune Mozart » , dit-elle. Nira est fascinée par Yoav. Elle l’interroge et l’observe pour tenter de comprendre comment la poésie lui vient. Elle essaie de lui transmettre des mots, des points de vue sur le monde qui les entoure (celui du chat, accroupi, celui de l’adulte, dans ses bras…) Mais, surtout, elle va chercher à protéger Yoav de la société, violente et vulgaire, qui ne peut plus supporter, pense-t-elle, l’existence même de la poésie. Le protéger par tous les moyens, jusqu’à transgresser la légalité.

L’Institutrice* confirme le talent** de Nadav Lapid, qu’avait révélé son premier long métrage, le Policier (2011). Les deux films ne sont d’ailleurs pas sans rapport. Il y est question ici et là de recherche de l’absolu. Ou, pour le dire autrement, d’une aspiration à la pureté. Mais s’il y a un cinéaste qui ignore le manichéisme, c’est bien Nadav Lapid. Car aucun des personnages de l’Institutrice n’est fait d’un seul bois. Nira la première, que l’on voit rapidement mentir et manipuler autrui pour parvenir à ce qui va devenir pour elle une obsession. L’actrice qui l’interprète est de ce point de vue parfaite, tantôt d’un charme ingénu, avec ses extraordinaires yeux gris bleu, tantôt presque sorcière. Il y a aussi la nounou de Yoav, narcissique et artiste talentueuse, ou le père de Yoav, parvenu et séducteur.

Le petit prodige n’est pas non plus montré comme un doux agneau. Il apparaît parfois inquiétant, avec ses moues et ses silences, ou carrément barbare, quand il hurle dans la cour de l’école un chant de supporters de football, où il est question d’ « exterminer » l’équipe adverse, composée de « nazis » .

Mais le film ne nous dirait-il pas justement que cette hybridation est précieuse ? Une société dont on essaierait (en vain) de purger tous les travers et la vulgarité n’aurait-elle pas les mêmes effets asphyxiants qu’une société où la barbarie triompherait totalement ? Autrement dit, la poésie n’a-t-elle pas besoin de la fange pour exister ?


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