Bienvenue dans le GAFAMonde virtuel !

La réalité virtuelle est le dernier avatar de la coolitude technologique. Salons et conférences fleurissent, tout le monde en veut : la télévision, la presse, les marques, la formation, et surtout les GAFAM qui investissent dans le matériel et les contenus. Ce qui, par temps de captation frénétique de données, pose question.

Christine Tréguier  • 3 avril 2017
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Bienvenue dans le GAFAMonde virtuel !
images extraite de Brainstorm de Douglas Trumbull

Si on en croit les cabinets d’experts, le marché de la réalité virtuelle (VR) et de la réalité augmentée (RA) serait prêt à décoller. Mais les milliards de dollars avancés – entre 2 et 8 pour 2016, et 20, 80,100 ou plus à l’horizon 2020/2025 – font doucement sourire ceux qui ont déjà entendu cette histoire. La VR a en effet connu une Saison 1 dans les années 80/90. Ça avait commencé par l’arrivée des premiers casques de visualisation stéréoscopique permettant d’immerger l’utilisateur dans un environnement graphique tridimensionnel actualisé en temps réel, de piètre qualité au début ; il pouvait s’y déplacer et interagir. Quelques expériences un peu spectaculaires avaient lancé le buzz médiatique et la machine à fantasmes. Les experts autoproclamés avaient fait miroiter l’imminence de visites et d’infinis voyages du troisième type depuis son canapé, de jeux immersifs, de magasins virtuels et de cybersexe. Puis la VR s’est fait discrète, s’insérant dans des process industriels et quelques marchés de niche. Les casques ont été pour l’essentiel été remisés au grenier… jusqu’à 2014.

C’est Google qui a ouvert la marche avec une grosse campagne d’appel à projets pour ses futures « Glass » (des lunettes de réalité augmentée). Le projet a été plus ou moins abandonné au profit du rachat de Magic Leap qui promet de révolutionner la réalité augmentée sans vraiment dire comment ; et du Cardboard VR, un casque en carton utilisant le smartphone en guise d’écran, dont les plans de base ont été mis en Open source. Facebook de son côté a misé 2 milliards de dollars sur Oculus, une entreprise montée Palmer Luckey, bidouilleur de génie qui a mis au point un casque nouvelle génération. Puis Sony et Samsung ont sorti le leur, Apple aussi a investi dans la RA et Microsoft a lourdement communiqué sur l’arrivée d’Hololens, un casque autonome de « réalité mixte »… enfin de réalité augmentée augmentée par la com’. L’engouement médiatique est reparti en trombe, relançant de plus belle la machine à fantasmes. La saison 2 a effacé la saison 1, ainsi va l’ « innovation » technologique.

L’une des nouveautés de cette Saison 2, c’est que la qualité d’image a nettement augmenté avec la puissance de calcul des ordinateurs et la latence – cet effet de saccade très déstabilisant lorsqu’on bouge dans un monde virtuel – a été réduite. il devient de ce fait possible d’afficher en temps réel des simulations de haute qualité et de l’image réelle. Réalisateurs et artistes se sont donc mis à produire des courts métrages, documentaires, animations et reportages immergeant le ou les spectateurs dans des « expériences » audiovisuelles. La journaliste américaine Nonny de la Pena a été la première à utiliser ces outils pour documenter autrement les évènements du monde et engager le public. Parmi ses premières réalisations, _Hunger in Los Angeles, une expérience où on participe à un incident, le malaise d’un migrant dans une file d’attente à la soupe populaire ou Project Syria, où on s’immerge dans une reconstitution réaliste d’Alep et d’un camp de réfugiés. La presse écrite – Le Guardian et le New York Times en tête – et la télévision – Fox News, Arte, France Télévisions et d’autres – ont suivi ses traces. Sans être à proprement parler de la VR (il leur manque l’interaction), ces réalités expérientielles bluffent le cerveau en stimulant les sens – l’audio et le visuel auxquels s’ajoutent parfois le tactile (diffusion d’air, de froid/chaud) – suscitant une sensation de présence donc l’émotion voire l’empathie. L’engouement est fort. On subodore, à tort ou à raison, que la VR puisse être un medium inédit, un art nouveau de raconter des histoires. Nombre de festivals de cinéma ou de documentaire ont déjà intégré une section et des prix « films 360° » et les études et évènements spécialisés fleurissent.

Les loisirs virtuels deviennent crédibles et si demain, ou après-demain, ils se démocratisent, il apparaît essentiel de comprendre les raisons de la présence et de l’intérêt des GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft), des titans du jeu et de la téléphonie, et de des industriels de la sphère médiatico-culturelle. D’où viendraient, par exemple, les retours sur investissements attendus ? Tous ces acteurs sont bien évidemment en concurrence pour capter la rente d’un potentiel nouveau secteur de production de contenus et de services et s’assurer une position dominante. Mais l’explosion rapide des bénéfices reste très hypothétique. Trente années écoulées de VR ont démontré qu’on est encore fort loin d’un marché de masse et que les incidences sanitaires (les problèmes oculaires ou cérébraux occasionnés par des usages fréquents et cumulés des casques), volontairement laissés de côté, sont un frein majeur à tout marché grand-public de la VR de loisir. Sans parler de la « nausée » résultant des conflits sensori-moteurs que provoque encore tout mouvement trop rapide.

Repérée par le site Futurism , une annonce récente d’HTC Vive, principal pourvoyeur de casques avec Oculus, lève le voile sur un objectif à beaucoup plus court terme. Il s’agit d’une application permettant aux annonceurs souhaitant s’afficher dans le monde virtuel de savoir ce que regarde l’utilisateur (avec son accord pour la phase expérimentale). « _Les annonces apparaissant dans les environnements virtuels immersifs peuvent non seulement produire des impressions plus efficientes, mais aussi traquer le regard des utilisateurs pour savoir si ils l’ont regardée ou si ils ont détourné le regard », peut-on lire sur un document interne HTC. L’or de cette nouvelle frontière s’appelle donc data : big data, bio-data, données très personnelles, données intimes. Les capteurs de regard et les interfaces diverses permettant mouvements et interactions dans une réalité virtuelle (ou augmentée), transfèrent en temps réel ces _datas à des ordinateurs/serveurs, voire directement dans le Cloud. Libre ensuite à ceux qui ont la main dessus, de les archiver, de les traiter et de les vendre à d’autres fins…

Et qu’est-ce que les GAFAM et consorts pourraient bien vouloir faire de ces masses de données, eux qui sont déjà les très riches courtiers de la vente de profils et de « temps de cerveau disponible », sinon améliorer encore et toujours nos profils. Ajouter aux identités et aux données contextuelles (nos historiques de navigation, nos clics, nos liens, nos choix, nos tribus etc), des données émotionnelles (voir Publicité émotionnelle et algorithmie de l’intime) et des données comportementales et cognitives. Après avoir aspiré tout ce qui est aspirable via internet… enfin l’internet entonnoir remodelé à leur avantage, ils pourront, grâce à ces nouvelles interfaces corporelles, réaliser un rêve jusqu’alors impossible : faire irruption dans notre réel, s’insinuer plus avant dans notre quotidien, capter nos réactions physiologiques et sensorielles à une situation réelle ou simulée à dessein.

À moins qu’il ne s’agisse, comme l’a récemment suggéré le nouveau « sauveur du monde » Mark Zuckerberg dans son texte manifeste , du développement de communautés virtuelles sociales, façon Second Life mais temps réel et immersif. Avec l’aide des outils du big data, de quelques algorithmes intelligents et de quelques machines apprenantes, le tour sera joué, il sera aisé d’analyser en temps réel et in situ toutes les interactions humaines autres que textuelles. Dans les GAFAM-mondes de demain, des armées de statisticiens observeront en direct l’appréciation des produits des marques, mais aussi de leurs propres contenus et services et les réactions de chacunE à l’actualité socio-économico-politique de la planète…

En 1964, dans un savoureux petit livre de SF, Simulacron III, le visionnaire Frédérique Galouye brossait le portrait d’une société humaine vivant DANS le « simulateur d’environnement total » de l’hégémonique REACO, modélisée là pour « _éliminer le hasard des affaires commerciales ». Doug, son concepteur, le décrit ainsi : « En manipulant l’environnement, en stimulant les unités, nous pouvons estimer leur comportement dans des situations hypothétiques. Le simulateur est un modèle électro-mathématique d’une communauté type. Il permet d’obtenir des prévisions de comportement à longue échéance, prévisions beaucoup plus fiables que tout ce qu’une armée d’enquêteurs – de fouineurs – obtiendra en furetant dans toute la ville ».

En 2017, aucune loi existante sur la protection des données personnelles, aucune charte éthique n’empêche, ni n’encadre le forage intensif des gisements de bio-datas ou la mise en oeuvre de tels aquariums à humains. Ce type des données, ou la notion de bio-mining, n’ont pas de définition légale, au mieux elles sont assimilables aux « données sensibles » comme les données de santé. Alors avant qu’un REACO des années 2025 ne se pique de réaliser un Simulacron 4, il serait grand temps que les défenseurs de la vie privée et des libertés et les CNILs, se penchent sur cette « innovation » et en barrent fermement les effets indésirables.

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