Non, Facebook ne veut pas « espionner toutes nos pensées »

Jusqu’où vont aller les GAFAM et autres opérateurs de réseaux et de services dans la surenchère technologique pour la conquête des nouveaux territoires de l’humain ? Jusqu’où les politiques et les autorités, censées protéger nos libertés et nos vies privées, les laisseront-ils « nous » capter, data, corps… et âmes en faisant mine de ne rien voir, ne rien entendre et surtout en ne disant rien ? Parmi ces conquérants, Facebook, qui vient de dévoiler quelques projets emblématiques de l’endo-colonisation en cours.

Christine Tréguier  • 25 avril 2017
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Non, Facebook ne veut pas « espionner toutes nos pensées »

Le 18 avril 2017, lors de la conférence annuelle Facebook F8, le grand timonier Mark Zuckerberg et son équipe ont présenté les dernières « innovations » concoctées par la firme pour être toujours plus au service de leurs chers membres. L’objectif annoncé est conforme à celui de son Manifeste post-élections américaines : donner à son réseau social… enfin à celui des gens qui le nourrissent une dimension vraiment-vraiment-sociale-et-collaborative-et-solidaire-et-humanitaire-et… Autrement dit, multiplier les outils pour que les gentils utilisateurs puissent se liker eux, et liker leurs « amis », mais aussi liker le monde et surtout FB et faire tout plein de choses tous ensemble, tous ensemble. Bref vivre mieux en vivant Facebook 24/24 et 7/7, sous l’œil toujours grand ouvert de ses algorithmes, de ses statisticiens et de ses équipes marketing sur le pied de guerre eux aussi 24/24 et 7/7. Et 1,86 milliard d’utilisateurs (plus ou moins) actifs dans le monde, dont 31 millions en France, ça fait un sacré gros paquet de datas, de profils et de milliards de dollars de recettes.

Parmi les super-services que FB mijote pour demain et après demain, des applications de réalité augmentée (RA), genre Pokémon Go mais en mieux, forcément, où la caméra du smartphone sera au coeur d’une « nouvelle plate-forme » destinée à vendre des produits (tiens donc), mais aussi à « faciliter le partage, partant du principe que les utilisateurs partageront plus facilement des moments de leur vie s’ils ont la possibilité d’y adjoindre des animations amusantes » (re-tiens donc). On y reviendra en détail dans une prochaine chronique.

Ce dont on va parler aujourd’hui, c’est de la toute nouvelle division de R & D Building 8 et de deux des projets, dévoilés lors de ce même F8 par Regina Dugan, sa chef nouvellement appointé. Sous sa férule, une soixantaine de scientifiques et d’ingénieurs de haut niveau eux aussi récemment recrutés, travaillent depuis six mois à la mise au point d’un système qui permettra à l’utilisateur de taper sur son clavier en utilisant ses « pensées », et d’un autre qui lui fera « entendre avec sa peau ». Pour le premier, Building 8 planche sur des interfaces connectant directement le cerveau à l’ordinateur. Elles enregistreront et traduiront l’activité neuronale (les ondes cérébrales) en instructions programme. Il s’agit, a expliqué Regina Dugan à The Verge, « de beaucoup plus fusionner le monde physique et le monde numérique » et de parvenir à ce qu’elle appelle un « clic du cerveau ». Ainsi, dans la merveilleuse réalité augmentée à la mode FB, on cliquera du cerveau pour valider ou invalider, sélectionner un menu, effacer des informations affichées sur l’écran des lunettes AR et taper sur le clavier. L’objectif de dame Dugan est très ambitieux : parvenir dans les deux ans à taper 200 mots/minute (la première expérience récente a abouti à 8 mots/mn), au départ en implantant des électrodes dans le cerveau (mais oui !) puis en passant à des capteurs non-invasifs… donc plus anodins et discrets, plus rassurants et donc tout à fait « acceptables ».

« Pourquoi taper ses SMS quand il suffit de les dicter depuis son cerveau ? », titre Anabelle Laurent sur Usbek et Rica qui s’inquiète de retrouver son » cerveau dans le Cloud ». Reformulons donc la question, pour plus de clarté : « Pourquoi composer ses sms depuis son cerveau, quand il suffit de les dicter ? » Zuckerberg, toujours modeste, a donné une réponse pour noyer le poisson. En gros c’est parce que la transmission de la parole aux lèvres est trop lente; à l’heure de l’IA et des bio-interfaces, le cerveau humain n’est pas assez performant et les ingénieurs FB sont là pour l’optimiser. Simple ! Pour cnbc.com, qui ne voit pas ou ne veut pas voir tout, Facebook « travaille au contrôle des ordinateurs par le cerveau ». Certes ! Mais est-on sûr qu’il ne s’agisse pas du contraire : travailler à influer sur et influencer les cerveaux depuis le Cloud et les baies de machines de ses gigantesques datacentres ?

Le second projet est un autre type d’interface, tactile, pour des applications de réalités augmentées ou non. Elle s’inspire des techniques du braille et de la méthode de communication dite Tadoma (utilisée par les personnes mal-entendantes et mal-voyantes) pour traduire numériquement les sons et les objets ou personnes par des vibrations à même la peau. « C’est comme délivrer un murmure » dit Regina Dugan visiblement très excitée. Un prototype existe qui permet « de sentir le mot noir », de le différencier du mot « bleu » , et à moyen terme, promet-elle, on pourra commencer « à ressentir les composantes du monde ». Rien que ça ! Zuckerberg, Dugan et leurs troupes ne se sentent plus de joie : avec leur cerveau-souris et leur peau-interface ils vont « créer une nouvelle forme de langage » et changer la vie des handicapés de l’isolement. Ce qui est tout à fait souhaitable. Mais aussi améliorer celle de tous les autres qui pourront ainsi « entendre » des messages entrants sur leurs outils de communication sans pour autant interrompre la conversation en cours dans le monde réel. Une sorte de nouveau « contrat social »… avec Facebook inside. Trop génial !!!

Il faudra du temps, la technologie n’est pas encore disponible si tant est qu’elle le soit un jour. Comme l’écrit Nick Statt dans The Verge, on peut se dire que Zuckerberg et dame Dugan ne font que fantasmer sur le rêve démiurgique de « littéralement entrer dans votre tête et se glisser sous votre peau » et qu’ils n’y parviendront pas, ou pas assez pour… Et là je vous « entends » secouer la tête, convaincus que je suis une de ces paranoïaques qui voient des complots partout. J’aimerais avoir tort mais, malheureusement, ces systèmes fonctionnent bien évidemment à double sens. Comme nombre de périphériques informatiques, ils peuvent transmettre ET émettre entre l’utilisateur et la machine. Ils sont conçus pour traduire les « pensées » en mots et transmettre des informations sous forme tactile. Mais, une fois fonctionnels, ils auront de facto la potentialité de (discrètement) transmettre des instructions (subliminales par exemple) au cerveau, de capter la « pensée » et l’intention en amont du mot, de collecter les bio-signaux véhiculés par la peau et d’enregistrer le tout, comme la firme sait si bien le faire, pour usage ultérieur. On assisterait alors à une nouvelle colonisation de l’humain, une endo-colonisation (1) des gisements infinis de data qui font notre singularité.

FB jure, main sur le coeur, que telles ne sont pas ses intentions et que, bien sûr, elle appliquera en ce domaine l’éthique la plus scrupuleuse. Oui mais…. on a vu et revu par le passé comment elle traitait les données personnelles, les collectaient et vendaient massivement les profils. On voit avec inquiétude comment le recours croissant à des algorithmes de reconnaissance faciale et d’analyse d’images de plus en plus performants lui permet d’extraire toujours plus de data très privées (voir Bienvenue dans le Monde des GAFAMs{: target= »_blank » style= »background-color: rgb(255, 255, 255); » }). Et on sait aussi que dame Dugan a été la directrice de… la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) et qu’elle bossait, avant d’être débauchée il y a six mois, dans les labos Google…

Enfin on sait que FB n’est pas la seule world-compagnie à travailler sur ces interfaces neuronales. La compétition est féroce – Elon Musk, Google et quelques autres planchent sur le sujet – et le risque est bien réel. Dame Dugan, dont la réputation de tueuse n’est plus à faire, a son plan et se dit « confiante » : « On n’est pas dans des blablas de cocktail, prévient-elle, c’est du sérieux […] si vous voulez en vous retournant voir derrière vous 60 ans d’histoire et de succès, c’est le modèle à appliquer. C’est ce que nous faisons ». En gros ayez confiance ! Mais lorsque qu’une entreprise comme Facebook se veut rassurante et affirme que non, elle ne va pas « espionner toutes nos pensées », on ne peut s’empêcher de penser que c’est précisément de cela qu’il s’agit. Et de se demander qui pourrait les arrêter et comment ? Allo les CNILs, vous êtes toujours là ?

(1) Le terme endo-colonisation a été utilisé dans un contexte plus large, et alors moins technologisé, par Paul Virilio en 1993 dans « L’art du moteur » ( Editions Galilée). Lors d’un entretien publié par la revue Terminal, il s’en expliquait ainsi : « des télécommunications qui effacent toute distance au profit du temps réel, du « live ». Il se constitue un pouvoir nodal, c’est à dire que la ville tend à devenir le lieu du pouvoir (le lieu lui-même). » Pour lui l’Europe à peine naissante aller réinventer « des colonies à domicile : des endo-colonies, et non plus des exo-colonies », une société à deux vitesses où « il y a des gens qui sont soumis, qui sont dominés comme l’étaient les autochtones dans les colonies ».

http://www.revue-terminal.org/www/articles/62/identitepouvoirsvirilio.html

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