Refuser le productivisme

Geneviève Azam  • 24 mai 2007 abonné·es

La coalition néoconservatrice au pouvoir en France ne tardera pas à déconstruire ce qui reste des conquêtes sociales qui furent autant de limites à la propriété et à l’exploitation sans frein des travailleurs. La formule « Travailler plus pour gagner plus », déjà largement analysée dans ces colonnes, fut un pilier idéologique essentiel de la campagne présidentielle. Elle s’incarnera à court terme dans le développement des heures supplémentaires défiscalisées et dans la poursuite de la déréglementation du marché de l’emploi pour « libérer » le travail. Mais son impact idéologique va bien au-delà.

Réduire ainsi le travail et ses résultats à de la pure quantité, c’est fabriquer une masse d’humains sans qualité pour ceux qui ont un emploi, ou de sous-humains pour ceux qui n’auraient pas eu assez de mérite pour bénéficier de la manne. C’est aussi conforter l’utopie productiviste, car le productivisme, c’est faire de l’augmentation continue de la production et des richesses matérielles un absolu, une finalité indiscutable, quels que soient le contenu de cette production et la manière de l’obtenir. Cette idéologie n’est pas nouvelle, c’est l’idéologie traditionnelle de la droite qui exalte le travail comme « valeur » d’ordre, de mérite, d’enrichissement personnel, en même temps qu’elle nie le travail comme producteur de valeurs et de richesses sociales. Mais, dans un contexte de chômage massif, de multiplication de travailleurs pauvres, de difficultés financières de ménages populaires souvent surendettés, elle suscite aussi l’adhésion des couches populaires les plus blessées par la transformation de leur activité en travail jetable et par le mépris des compétences acquises. Cette idéologie s’est ainsi nourrie de l’espoir d’une émancipation sociale par le travail, porté traditionnellement et depuis le XIXe siècle par les forces de gauche. Une émancipation qui serait réduite désormais au « gagner plus ».

Cette offensive n’a pas trouvé une réponse à la hauteur de l’enjeu, car une grande partie de la gauche a abandonné les voeux d’émancipation sociale et politique au profit d’une adaptation à la société de marché et à la soumission aux impératifs économiques du profit. Pour le travail, il ne reste plus guère dans les discours et les politiques qu’une adaptation au marché de l’emploi. Les 35 heures elles-mêmes, qui ont certes permis de créer des emplois, mais qui se sont souvent traduites aussi par une flexibilité accrue, ont finalement été réduites à une gestion comptable et quantitative du marché de l’emploi. Or, en termes purement quantitatifs, en excluant la qualité et le sens des emplois, les politiques ultralibérales sont apparues plus crédibles à beaucoup, d’autant qu’elles s’appuient non pas sur des accords collectifs à négocier dans le temps, mais sur l’illusion de possibilités immédiates de gagner plus par un effort personnel.

C’est là que l’héritage de Mai 68 est bafoué, car les grèves des salariés durant ce mois de mai, précédées par des grèves d’ouvriers spécialisés quelques années auparavant, portaient aussi sur le sens du travail, son contenu, sa place dans l’entreprise, sur le refus d’un syndicalisme de « la feuille de paye ». C’est à partir de ce moment-là que la critique du productivisme s’est développée. Pourtant, elle n’a pas significativement ébranlé le socle idéologique de la majeure partie de la gauche, toujours persuadée que « produire plus », toutes productions confondues, est une condition sine qua non de la justice sociale. Et l’explosion d’un chômage massif et durable à partir des années 1980, tout comme la violence sociale des politiques néolibérales, a étouffé la critique du productivisme, souvent présentée comme une revendication d’enfants gâtés, héritiers des « trente glorieuses ».

Voilà pourquoi, si nous voulons nous réapproprier la valeur travail, nous devons en même temps passer par la critique concrète du productivisme. La souffrance au travail fait que les travailleurs les plus précarisés ont, en effet, une espérance de vie beaucoup plus faible, les accidents du travail se multiplient, tout comme les maladies liées à l’environnement. Ce sont les catégories les plus fragiles qui subissent en premier les effets du productivisme et les déséquilibres écologiques, dans leur travail, leur consommation et leurs conditions de vie. Pour cela, les luttes sociales et les luttes écologiques doivent se rejoindre, pour donner à nouveau une qualité au travail, dans le sens d’une production socialement utile et écologiquement soutenable. Sinon, nous laisserions encore le champ libre à une offensive idéologique qui, après avoir dépolitisé les rapports sociaux et s’être fait le chantre du productivisme, ne manquera pas d’occuper le terrain de l’écologie, en la privant de tout contenu social et politique, au nom de l’impératif moral du sauvetage de la planète.

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