La mémoire de l’historien

Quelques mois après la disparition de Pierre Vidal-Naquet, historien de la Grèce antique autant que des drames du XXe siècle, ses « Mémoires » reparaissent en collection de poche.

Olivier Doubre  • 7 juin 2007 abonné·es

Le lundi 15 mai 1944 à Marseille, soit moins de quatre mois avant la libération de la cité phocéenne, les nazis viennent arrêter Margot et Lucien Vidal-Naquet, tous deux juifs et parents de Pierre, François, Aline et Claude. Par miracle, les enfants échappent tous à l’arrestation. Avocat, leur père, résistant dès 1940 dans le réseau dit «~du Musée de l’Homme~» (qui compta également pour membres Germaine Tillion et Henri Maspero, le père de François) puis dans les organisations clandestines marseillaises, est torturé par la Gestapo, avant d’être dirigé, avec sa femme, vers Drancy. Enfin, le 30 mai 1944, le convoi n° 75 les emmène, en wagons plombés, durant trois jours dans des conditions effroyables, jusqu’à Auschwitz. Ils ne sont pas «~immatriculés~» à leur arrivée, ce qui signifie qu’ils n’ont pas passé la «~sélection~» sur la fameuse «~rampe de Birkenau~» à la descente du train. Ils meurent, sans doute quelques heures plus tard, gazés, leurs corps sont brûlés dans les fours crématoires.

Le jeune Pierre, qui n’a alors que 14 ans, ne sait évidemment rien de ce qui leur est arrivé. Il se cache avec ses frères et soeur dans divers «~refuges~» à la campagne, en Ardèche ou dans les Alpes. Ce n’est que bien plus tard, en historien du XXe siècle et de l’antisémitisme, qu’il connaîtra avec précision ce qu’il advint de ses parents. Pour lui, après la «~brisure~» , marquant la fin d’une enfance privilégiée et insouciante, que fut l’entrée en guerre, l’exode vécu avec sa mère ­ son père est alors mobilisé durant la «~drôle de guerre~» ­ et le statut des Juifs rapidement mis en place par le gouvernement de Vichy, le 15 mai 1944 marque le début de la longue « attente » du retour de ses parents à qui, comme beaucoup d’autres enfants de déportés, il « n’a même pas dit au revoir »

La Brisure et l’Attente est le titre que Pierre Vidal-Naquet a donné au premier tome ­ particulièrement émouvant ­ de ses mémoires, écrites à partir de 1992 et parues en 1995, puis en 1998. Après sa disparition en juillet dernier, son autobiographie, quasiment épuisée depuis plusieurs années, fait aujourd’hui l’objet d’une réédition en poche.

Lorsqu’en 1995 paraît le premier volume, le public connaît surtout le parcours intellectuel et militant de cet historien hors norme, spécialiste de la Grèce ancienne et directeur du centre Louis-Gernet qu’avait fondé son maître et « grand frère » Jean-Pierre Vernant. En effet, s’il publia par la suite nombre de ses recherches sur le monde antique ­ citons seulement
le Chasseur noir ([^2] qui, pour Vernant, « renouvela en profondeur l’approche de l’homme et de la société grecs antiques » ­, le premier ouvrage écrit par Pierre Vidal-Naquet en 1958 est l’Affaire Audin (Minuit), livre censuré à l’époque pour avoir démontré sans équivoque que ce jeune mathématicien de la faculté d’Alger, membre du Parti communiste algérien, était bien mort du fait des sévices que lui ont infligés les parachutistes français.

Célèbre d’emblée par son engagement pour la paix en Algérie et la décolonisation, Pierre Vidal-Naquet milite ensuite inlassablement, et de livre en livre, contre la guerre du Vietnam, le racisme et l’antisémitisme ­ notamment contre la « secte révisionniste » emmenée par un Robert Faurisson qu’il croisa dès la khâgne du lycée Henri-IV, où celui-ci affichait déjà des idées pro-nazies… Mieux connus, ces combats font l’objet du second volume, qui n’en reste pas moins passionnant et relate avec une grande finesse, grâce à un style élégant et la précision due à sa discipline, près de quarante ans de vie politique et intellectuelle française et internationale. En outre, de façon constante, il est un défenseur acharné des droits du peuple palestinien, n’hésitant pas même, lui, le fils de déportés, à pourfendre l’utilisation par Israël de la Shoah, qui «~sert à tout, à se justifier en permanence~» .

Or, comme le rappelle son ancien élève François Hartog, dans la belle préface inédite de cette première réédition posthume, Pierre Vidal-Naquet «~a pris conscience en effet qu’il ne se comprendrait pas lui-même et ne rendrait pas son « expérience significative pour le lecteur », avant d’avoir réussi à dire l’effondrement qu’a représenté l’arrestation par la Gestapo le 15 mai 1944 de ses parents » . Aussi, alors qu’il avait d’abord pensé s’en tenir au récit de ses principaux combats politiques et travaux de recherches, s’aperçoit-il très vite, que « rien n’était possible » sans remonter au drame qui le marqua à tout jamais, et même au-delà, à l’histoire de sa famille. Celle de Juifs français devenus athées, ardents patriotes et « républicains affirmés, presque religieux » … Le chercheur s’étant interrogé toute sa vie sur les liens entre mémoire et histoire, son autobiographie s’inscrit en plein dans son oeuvre puisque, selon le mot de François Hartog, « le « sujet » du récit se regardait aussi comme son « objet » ; par cette ressaisie de lui-même à travers son autoportrait en historien, il jetait un nouvel éclairage sur ses écrits antérieurs, ce qui les unit, les sépare ou, profondément, les relie » .

[^2]: La Découverte, 2005.

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