Et Nicolas Sarkozy réinventa la lutte des classes…

Les projets de loi présentés ce mois-ci par le nouveau gouvernement organisent des transferts de richesses des couches moyennes ou inférieures de la société vers les couches supérieures.

Denis Sieffert  et  Pauline Graulle  • 5 juillet 2007 abonné·es
Et Nicolas Sarkozy réinventa la lutte des classes…

Elle n’avait en vérité jamais disparu, mais il arrivait souvent qu’« elle » soit rendue indéchiffrable par un jargon politique destiné à brouiller les pistes. « Elle », c’est l’éternelle lutte des classes, souvent traitée comme une vieillerie d’un autre siècle [^2]. Elle a mauvaise presse, mais elle est toujours là, même en temps de paix sociale. Car la lutte des classes ne se résume pas à de flamboyantes révoltes, à des résistances héroïques et à de grandioses manifestations. Elle est là en permanence, sourde mais bien à l’oeuvre dès que la machine à redistribuer les richesses renforce les inégalités, ou dès qu’il s’agit dans l’entreprise de partager injustement le produit du travail. Elle est là comme simple antagonisme social.

Illustration - Et Nicolas Sarkozy réinventa la lutte des classes…


Le PDG de LVMH, Bernard Arnault, aujourd’hui l’homme le plus riche de France, et Nicolas Sarkozy, en 1994. FEFERBERG/AFP

Mais, avec Nicolas Sarkozy, il y a quelque chose de changé. C’est sans doute ce que le nouveau président appelle une « droite décomplexée » . Une droite qui ne se cache plus. On ne brouille plus les pistes, ou alors si peu ou si mal~! Il n’est guère besoin d’être sociologue ou économiste pour comprendre que toutes les dispositions imaginées par la droite pendant la campagne vont dans le même sens. C’est une série d’agressions sociales comme la France n’en a plus connu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Et ce sont ces dispositions qui se bousculent au portillon en ce mois de juillet de folie. Nous avons voulu les remettre en perspective, et appeler un chat un chat. La gauche serait d’ailleurs bien inspirée de ne point céder sur le vocabulaire. Un bon diagnostic est toujours indispensable avant de repartir au combat.</>

De façon significative, et comme dans une dénégation en forme d’aveu, le candidat Sarkozy, au congrès de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, s’exclamait, il y a à peine cinq mois : « Il est temps de dépasser les oppositions de classes, de réconcilier les Français avec leurs entreprises et de réconcilier, dans le même mouvement, les entrepreneurs avec l’État. » Plus ouvertement encore, François Fillon, fraîchement promu Premier ministre, se gargarisait récemment de la prétendue « ouverture » du gouvernement, censée assurer que « le temps de la lutte des classes [était] fini » et que « l’alliance entre la liberté économique et la justice sociale » pouvait enfin commencer. Ce n’est pas là un discours « moderniste ». C’est au contraire une rhétorique très ancienne et très traditionnelle de la droite, récusant la lutte de classes ­ tout en la nommant ­ pour tenter de faire adhérer les futures victimes des injustices sociales en préparation à la croyance de nouvelles communautés d’intérêts.

La candidate socialiste est allée dans le même sens quand elle a invoqué, sur un mode incantatoire, un système « gagnant-gagnant » dans lequel le bien-être du salarié, « mieux payé et mieux qualifié, [rendrait] l’entreprise plus performante » . « Oui, cette réconciliation est possible » , martelait-elle à Villepinte, en février dernier. Plus encore à gauche qu’à droite, les mots « lutte de classes » font peur. Ils font tache dans une « modernité » de bon goût. Comme si on ne se sentait pas prêt à l’assumer. Qu’est-ce pourtant que la politique de Nicolas Sarkozy, si ce n’est une politique de classes ?

Bien entendu, la nouveauté ne réside pas dans la réalité sociologique d’une société au sein de laquelle les inégalités n’ont cessé de se creuser depuis le début des années 1980 avec l’apparition de la mondialisation libérale. Une récente étude de Camille Landais est à ce titre implacable. L’économiste tient pour responsables de ce creusement manifeste de l’écart entre les plus pauvres et les plus riches l’augmentation des inégalités entre les salaires et la forte croissance des revenus du patrimoine : « Au sein des 5 % des foyers les plus riches, les revenus déclarés ont augmenté de 11 % depuis 1998 ; au sein des 1 % des foyers les plus riches, ils ont augmenté de 19 % ; au sein des 0,1 % les plus riches, de 32 % ; et au sein des 0,01 % les plus riches, de près de 43 % » , note-t-il. Et d’annoncer sans ambages que « la tendance de croissance des hauts revenus et des hauts salaires se poursuit, voire s’amplifie » .

Et pour cause. Sous le prétexte affiché de déjouer l’exil des grosses fortunes de France, le gouvernement a déjà engagé une politique pour le moins paradoxale. D’un côté, il prétend juguler une dette qui ne cesse d’augmenter (selon l’Insee, elle serait en hausse de 3 % au premier trimestre 2007), de l’autre, il accorde des largesses aux plus riches. Pour cela, l’équation est aussi simple qu’inéquitable : faire payer par tous les cadeaux fiscaux accordés aux très riches (soit environ 350 000 foyers), privilégier « l’argent qui dort à l’argent qui travaille » , et confisquer aux salariés leurs dernières armes de résistance face à la mise en oeuvre de la politique du Medef, en cassant les rapports de force.

La nouveauté, avec Nicolas Sarkozy, c’est la brutalité de l’offensive sociale. Cette volonté assumée de faire sauter en quelques semaines tous les verrous légaux à l’aggravation de ces inégalités. C’est dans cette optique qu’il faut replacer la suppression des droits de succession. Sous couvert de permettre aux familles de « transmettre librement le fruit du travail de toute leur vie à leurs enfants » , elle n’est en fait qu’un coup de pouce supplémentaire accordé aux héritiers de bonne famille, garantissant de plein droit une inamovible reproduction sociale. De même, l’abaissement du bouclier fiscal à 60 % puis à 50 % (voir pages 5 et 7) n’est qu’un pas vers l’abolition définitive de l’impôt sur la fortune. En réalité, le dispositif d’accompagnement vers la propriété ne bénéficie également qu’aux plus riches (voir pages suivantes).

Enfin, la défiscalisation des heures supplémentaires, rendue illustre par la fameuse maxime « travailler plus pour gagner plus » , ajoute un rabais aux charges patronales, et cela au détriment de l’emploi. Ce ne sont là que quelques exemples d’un « bouquet fiscal » qui devrait coûter 11 à 15 milliards d’euros, et qui sera supporté par l’ensemble de la collectivité. Au prix d’une hausse de la TVA, l’impôt le plus inégalitaire qui soit. Au prix de la mise en place de franchises médicales qui pénaliseront les plus pauvres. Au prix, enfin, du désengagement de l’État dans l’Éducation (voir ses prémices concernant la carte scolaire et l’annonce de la suppression de 10000postes dès l’an prochain) ou dans l’Enseignement supérieur (voir la réforme sur l’autonomie des universités), qui généralisera un système éducatif à plusieurs vitesses. Il faut y ajouter les mesures à venir mettant un terme aux régimes spéciaux de retraites, omettant les inégalités devant le travail et la pénibilité de certains métiers. Cette contre-révolution sociale ne pouvant pas se faire sans un affaiblissement du droit de grève, celui-ci est aussi à l’ordre du jour.

Mais la prise de conscience tarde à venir. La quasi-totalité de ces mesures antisociales étaient pourtant annoncées dans la campagne de Nicolas Sarkozy. Alors comment se fait-il qu’elles aient été plébiscitées hier par 54 % de votants à l’élection présidentielle, alors que cette majorité ne correspond pas ­ c’est le moins que l’on puisse dire ­ avec la minorité de Français à laquelle ces mesures vont bénéficier ? Par quel « tour de magie rhétorique » Nicolas Sarkozy a-t-il donc réussi à convaincre les 21 % d’ouvriers qui ont voté pour lui de voter contre leurs intérêts ?

La réponse est complexe. Elle tient sans doute à l’institution présidentielle elle-même, puisque le candidat sollicite davantage un vote de confiance sur sa personnalité qu’une adhésion à un programme. Elle réside aussi dans la faiblesse de l’adversité. L’offre politique en face était indigente. Mais il y a aussi l’efficacité d’un discours idéologique. Fort habilement, Nicolas Sarkozy a exhibé une « nouvelle » lutte des classes. Mais artificielle et fallacieuse. En opposant la France qui se lève tôt et celle qui se couche tard, les « bons » travailleurs aux assistés profiteurs, les Français aux étrangers, le candidat n’a eu de cesse d’opposer les pauvres aux moins pauvres, déplaçant ainsi les lignes de front, et faussant les véritables rapports de classes entre les bénéficiaires du capitalisme financier et ses victimes. Et ça a marché!

[^2]: À ceux que cette formule effraie, rappelons qu’elle ne vaut pas adhésion aux thèses du marxisme. Marx lui-même niait avoir « découvert » l’existence des classes, « pas plus que la lutte qu’elles se livrent ». On en trouve trace chez des historiens classiques du XVIIIe siècle. Et, après Marx, elle n’est pas toujours utilisée comme synonyme de « guerre sociale », mais comme refus de l’affirmation mystificatrice d’autres communautés d’intérêt (tribal, national…).

Politique
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