Un moment de lutte et d’espoir

Avec la Marche « des Beurs » de 1983, les enfants de la première génération d’immigrés en France investissent pour la première fois le débat public hexagonal. Quelques-uns se souviennent de l’engouement autour de cette initiative.

Olivier Doubre  • 4 décembre 2008 abonné·es

Quand, à Marseille, le 15 octobre 1983, quelques dizaines de jeunes issus de familles immigrées entament leur ­longue marche à travers la France – au sens ­propre du terme puisque c’est bien à pied qu’ils vont affronter l’automne rigoureux de cette année-là –, peu de monde s’intéresse à cette aventure qui débute. La « deuxième génération », comme on va désormais l’appeler, n’a presque aucune existence publique, encore moins politique. Ses membres n’ont jusqu’ici défrayé la chronique que lorsqu’ils sont tombés sous les balles de « beaufs ra­cistes » ou lors de bavures policières.
Toutefois, durant l’été 1981, quelques mois après l’élection de François Mitterrand, les fameux « rodéos » des Minguettes, une cité de Vénissieux dans la banlieue de Lyon, faisaient découvrir aux Français le malaise de ces jeunes par ailleurs harcelés par la police. Ces événements contrastaient avec l’espoir suscité par l’arrivée d’un gouvernement de ­gauche, qui venait de régulariser près de 80 000 « sans-papiers » (qui ne portaient pas encore ce nom). En dépit de la promesse non tenue du droit de vote des étrangers aux élections locales, ces ­mesures avaient pour partie répondu aux revendications des associations d’immigrés durant les décennies précédentes. Mais quid de leurs enfants, pour la plupart nés en France ?

Au lendemain des élections municipales de mars 1983, après plusieurs mois d’affrontements, la police intervient aux ­Minguettes et met sans dessus dessous le local de l’association des jeunes de la cité. Plusieurs mères de famille sont molestées. En réponse, une dizaine de jeunes, soutenus par le curé de la cité, Christian Delorme, créent l’association SOS Avenir Minguettes, et commencent une grève de la faim. De leur côté, les syndicats de police refusent toute négociation avec les « délinquants de la cité ». Le 20 juin 1983, la police fait à nouveau une descente musclée, et quelques jours plus tard un policier tire sur Toumi Djaïdja, le président de SOS Avenir Minguettes, le blessant au ventre. C’est alors que le père Christian Delorme, lors d’une discussion à l’hôpital avec ce dernier, a l’idée d’une marche pacifique, s’inspirant de Gandhi ou de Martin Luther King.
S’activant pour gagner l’appui d’associations catholiques, protestantes, telle la Cimade, ou engagées dans la défense des droits de l’homme, Christian Delorme obtient aussi l’assurance, grâce à certains de ses contacts au plus haut niveau de ­l’État, issus de la gauche chrétienne, d’un soutien – en cas de succès seulement – du gouvernement, notamment de la ­ministre des Affaires sociales, Georgina Dufoix. Il faut rappeler que l’été 1983, souvent appelé « l’été meurtrier », avait été à nouveau entaché par une série de crimes ­racistes particulièrement nombreux.

Au fur et à mesure de leur traversée du pays, les marcheurs attirent l’attention des médias et de l’opinion publique. Et lorsqu’au milieu du mois de novembre 1983, soit deux ­semaines avant leur arrivée à Paris, un nouveau crime raciste a lieu dans le train Bordeaux-Vintimille – d’où est défenestré un jeune d’origine algérienne par trois légionnaires –, les soutiens à la ­Marche se font de plus en plus nombreux. Les journalistes la baptisent alors « Marche des Beurs », reprenant ce mot de verlan employé dans les cités qui signifie « arabe ». Or, « nous n’étions absolument pas animés par un esprit communautariste, et il n’y avait pas que des jeunes d’origine maghrébine parmi les marcheurs » , se souvient Farida Belghoul, membre du comité d’accueil de la Marche à Paris en 1983. À l’époque, cette étudiante, qui deviendra une figure de la seconde initiative, l’année suivante, intitulée « Convergence 84 », réalise des films en vidéo, après avoir été en 1981 la lauréate du Prix du premier roman. Après le succès du ­rassemblement du 3 décembre 1983, à ­l’arrivée des marcheurs à Paris, elle tient à ce que l’aventure ne s’arrête pas là : « On a continué à se réunir toute l’année suivante, et peu à peu est née l’idée de Convergence 84. L’idée était de faire converger à mobylette, de toute la France, en suivant cinq trajets en étoile, toutes les communautés vers Paris. » D’où le slogan génial de cette seconde marche : « La France, c’est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange ! »
Salah Amokhrane, l’un des leaders du groupe Zebda et de l’association Tactikollectifs, ancienne tête de liste de la liste des Motivés aux munici­pales de Toulouse en 2001, se souvient avec fierté de cette époque. Après être « monté » à Paris pour l’arrivée de la ­Marche en 1983, il sera l’un des animateurs du départ toulousain de Convergence 84. « On avait le sentiment de révéler une réalité et, dans le même temps, de nous révéler nous-mêmes. À l’époque, il y avait cette impression d’être des pionniers et que tout était à faire. Le sentiment de vivre un moment de tous les possibles »…
Un « moment d’espoir » , c’est aussi le souvenir qu’en a gardé Tarik Kawtari, qui a participé au Comité jeunes de la région parisienne et deviendra l’un des animateurs du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), alors qu’ « aujourd’hui, c’est plutôt le désespoir en banlieue. La Marche a été le début d’une série de luttes, mais elles n’ont pas été soutenues. C’est pourquoi il reste peu de choses aujourd’hui ».
Salah Amokhrane nuance ce point de vue, mais admet : « À l’issue des marches, il y a eu des tentatives de création d’un réseau politique national, mais on n’a pas trouvé de points d’appui auprès des forces de gauche, en particulier au niveau local. » Reste que la Marche de 1983 puis Convergence 84 ont été les premiers signes de visibilité en France des ­jeunes issus de l’immigration. Reçus à ­l’Élysée à leur arrivée à Paris, ils obtiennent de François Mitterrand un acquis majeur : la carte de résident de dix ans, automatiquement renouvelable. Mais le retour des marcheurs, chacun dans leur ville d’origine, après les ors et les fêtes, sera souvent amer.

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