« Sarkozy, le nom du pétainisme contemporain »

Le philosophe Alain Badiou montre les analogies entre le pétainisme et les méthodes sarkozystes. Il décrypte le discours de Nicolas Sarkozy reposant sur la peur, qui justifie sa politique sécuritaire. Fidèle à « l’hypothèse communiste », il continue de croire possibles les politiques d’émancipation.

Olivier Doubre  et  Sébastien Fontenelle  et  Margaux Girard  • 25 juin 2009 abonné·es
« Sarkozy, le nom du pétainisme contemporain »

Politis : Dans votre livre De quoi Sarkozy est-il le nom ? *, qui a eu beaucoup de succès, vous critiquez abondamment le système électoral et même le suffrage universel. Pourquoi ?

Alain Badiou I Si on appelle démocratie le système représentatif au sens strict, je constate – et c’est un fait empirique – qu’il ne fonctionne vraiment que dans les pays capitalistes développés. J’ai donc le plus grand soupçon sur le fait que ce soit la forme politique appropriée à ce système en général. La raison en est évidente : vous ne pouvez installer un pareil système que là où les conflits politiques et subjectifs sont suffisamment apaisés pour qu’un régime d’alternance soit raisonnablement acceptable. Quand des tensions contradictoires sont vraiment antagonistes et aiguës, personne ne va dire : « Je vais aller au pouvoir, mais si les autres, aux prochaines élections, obtiennent la­ majorité, alors je leur laisserai la place. » Pour soutenir ce point de vue, il faut quand même être d’accord sur le fond. Il faut que majorité et opposition partagent un certain nombre de valeurs et de représentations pour accepter de se succéder pacifiquement. Il faut donc qu’il n’y ait pas réellement de contradiction antagonique, que toute contradiction soit en fait secondaire ou dérivée. J’en conclus que la démocratie, avec l’ensemble de ses avantages, y compris pour ceux qui ne participent pas à ce système, est la forme politique appropriée à un certain consensus. Elle n’est pas une forme politique appropriée à une vision antagonique, émancipatrice, révolutionnaire de la conjoncture politique. C’est là la première raison.
La deuxième est que ceux qui participent à ce jeu politique, après avoir dit au début qu’ils s’en servaient à des fins autres, finissent en réalité par le servir et par prendre place dans le système des possibilités électorales générales, au titre éventuellement d’oppositions folkloriques. Je constate aussi que cela absorbe nécessairement une partie considérable de l’énergie militante. Quand on est un parti électoral, on finit presque inéluctablement par faire de cette activité le centre des choses, et on entre dans cette figure de la politique, que je crois en plus entièrement usée, qui consiste à juxtaposer, d’une part, un soutien aux mouvements sociaux, aux revendications qui peuvent s’exprimer dans le corps social, et, d’autre part, les échéances électorales. Au fond, cette addition « mouvement social et élections » a été la formule de la gauche en général et du parti communiste en particulier pendant les dernières décennies. On en connaît les résultats, qui sont extrêmement limités, faibles. Ils sont les résultats de la perpétuation d’une gauche officielle qui, aujourd’hui, est absolument en crise. Voilà pourquoi je ne crois pas qu’on puisse soutenir ce système comme étant la voie de l’action politique. Même si la question difficile reste celle de l’alternative.

Dans ce même livre, vous considérez que Nicolas Sarkozy est le « pétainisme analogique contemporain ».

Il faut s’interroger sur un point, assez absent dans la réflexion de gauche aujourd’hui : quelle est l’origine de la force de Sarkozy ? On a beau répéter que les sondages lui sont défavorables, avec des fluctuations, d’ailleurs, qu’il y a des secteurs entiers de la population, traditionnellement modérés, qui sont très enragés contre lui, il continue quand même de mener son petit bonhomme de chemin. En fait, je pense que l’origine de sa force, c’est que le côté le plus réactionnaire de sa politique est en réalité le plus consensuel. Sarkozy survit d’abord parce qu’il a siphonné les voix du Front national. Sa force est là : il a réunifié la droite et l’extrême droite en s’appuyant sur quelque chose de diffus dans la société mais qui, à mon avis, est extrêmement puissant. Il s’agit de thématiques archiréactionnaires et sécuritaires : contre les malades mentaux, la jeunesse des banlieues, les étrangers, les ouvriers sans papiers, avec l’idée qu’on va tous leur mener la vie dure, renforcer les prisons et châtier les récidivistes.
C’est là le noyau dur du sarkozysme, et c’est que j’appelle pétainisme : une thématique de l’État qui, en fin de compte, tire sa puissance de ces thématiques les plus réactionnaires et les plus antipopulaires. Mais il y a aussi une attitude spécifique de Sarkozy en direction du monde ouvrier, que ses prédécesseurs n’avaient pas. Il s’est baladé dans les usines – il a même pris quelques risques parce que cela pouvait ne pas toujours bien se passer – et a loué la figure de l’ouvrier, celui qui se lève tôt, qui bosse. Venant d’un type comme lui, c’est du populisme réactionnaire dans toute son horreur. C’est ça qui m’avait fait dire qu’il était pétainiste, à partir de la nature du consensus un peu secret qui le porte. Dès que son pouvoir est en jeu, lors d’élections, par exemple, c’est cette artillerie antipopulaire archiréactionnaire, anti-étrangers, antijeunes, qu’il ressort systématiquement.

Vous insistez aussi sur son mode de gouvernement quasi-systématique par la loi.

En effet, c’est le deuxième aspect qui me paraît très important. Quelles que soient les choses qui se passent, il fait des lois : c’est aussi une tradition réactionnaire. Tout le monde sait que nombre de lois et de règlements pétainistes sont restés en vigueur très longtemps et même, pour certains, jusqu’à aujourd’hui. C’est une méthode de gouvernement épouvantable parce que les lois resteront. En outre, à chaque fois, la gauche – du moins la plus officielle – est à demi paralysée, en particulier sur les thématiques sécuritaires. Je sais bien que Manuel Valls est l’extrême droite du PS, mais il exprime une sensibilité très répandue en réalité. On connaît cette France-là. Sarkozy la représente, et il paralyse une partie de la gauche à cause de ces thématiques, parce que, sur le reste, l’économie ou la politique internationale, il n’a pas une énorme marge de manœuvre, et il fera à peu près comme les autres.
C’est donc le cœur de sa politique qui m’avait fait avancer l’analogie avec le pétainisme, avec d’autres caractéristiques comme une sourde mais tenace hostilité aux intellectuels. Je sens ce point-là comme une donnée permanente chez lui. C’est une rupture nette par rapport à tous les présidents antérieurs, Chirac compris, qui veillaient à se présenter comme des gens de culture, des écrivains. La figure de Sarkozy mêle donc des éléments nouveaux à des constantes réactionnaires très anciennes.

Vous rappelez que Sarkozy a été d’abord élu sur la peur et, pour vous, un « État élu sur la peur est légitime à devenir terroriste ». Qu’entendez-vous par « terroriste » ?

Pour moi, les État terroristes sont ceux qui s’engagent progressivement dans la voie d’un gouvernement par la loi répressive. Si on prend successivement les dernières lois sur les étrangers, qui font de la régularisation d’un étranger un acte arbitraire du pouvoir et des préfets, les lois concernant les jeunes du peuple qui, grosso modo, leur promettent la prison dès qu’ils sont trois en bas de l’escalier, et bien d’autres, je dis que le terrorisme est du côté du pouvoir. Ces lois vont rester et, appliquées strictement, rendent possible la surveillance policière et la répression pratiquement sans limites contre les populations déclarées suspectes. On a bien là une « société de contrôle » , comme aurait dit Deleuze. Cet ensemble législatif a pu jusqu’à présent fonctionner comme s’il était consensuel. On aurait pu imaginer que de grandes manifestations allaient dénoncer ces lois comme inacceptables, mais cela n’a pas vraiment eu lieu. Les corps constituants ont protesté, certains partis aussi, les militants traditionnellement investis sur ce genre de question ont fait leur devoir, mais tout cela est resté assez mou. Cela va donc continuer. D’autant que l’UMP va tirer le bilan des dernières élections européennes, enfourcher encore une fois le cheval sécuritaire, puisqu’il n’y a rien de mieux électoralement. On n’a donc pas fini d’en voir de ce côté-là. L’histoire de Tarnac s’inscrit dans ce paysage général.
Je pense que Sarkozy a aussi ce côté antiparlementaire, au sens traditionnel du terme, qui est de gouverner en partie par la provocation. Il est constamment en train d’essayer de voir jusqu’où il peut aller. Je crois que beaucoup de choses immédiatement interprétées comme des bavures n’en sont pas : ce sont en fait des expérimentations assez contrôlées.

Quand on est confronté à ce que vous appelez un « État terroriste », à partir de quel moment peut-on résister collectivement ou individuellement ? Et jusqu’où peut aller cette résistance ?

Ma conviction est que la résistance à ce type de pratiques sécuritaires provient toujours de la capacité à organiser quelque chose qui ne soit pas sectoriel, c’est-à-dire quand les groupes ou les ensembles sociaux visés un par un par ces dispositifs parviennent à surmonter le fait d’être laissés seuls face à la répression. Ce qui me frappe beaucoup sur l’ensemble de ces dernières années est que la jeunesse populaire a été la cible numéro un de la politique sécuritaire. Elle est réellement persécutée. Je ne la peins pas pour autant en rose, je connais parfaitement l’existence de trafics et le caractère parfois corrompu, notamment par l’argent, d’une partie de cette jeunesse. Mais il n’empêche qu’elle est persécutée légalement, policièrement. Je me suis réjoui de la mobilisation assez forte qu’il y a eu pour que Julien Coupat sorte de prison, mais je sais aussi que certains jeunes y moisissent parfois des mois ou des années pour trois fois rien, parce qu’on a trouvé un petit bout de shit dans leur pantalon. Mais résister contre cette forme de répression est très difficile. Cela ne peut se produire qu’à partir du moment où cette jeunesse n’est pas laissée seule, en premier lieu par rapport aux autres composantes de la jeunesse. Il n’y a pas de pire division aujourd’hui que celle entre la jeunesse intellectuelle et la jeunesse populaire ; je crois d’ailleurs que c’est une question clé. Il faudrait là un travail militant considérable, spécifiquement orienté dans cette direction.

De même entre les travailleurs salariés et les travailleurs sans papiers. Qu’il y ait un militantisme en direction des sans-papiers est une chose excellente et j’y participe depuis de longues années, mais on voit que cela ne suffit pas. Dans le contexte actuel, une victoire ne peut intervenir que si la protestation contre le dispositif sécuritaire dans son ensemble arrive à franchir ces divisions et à désegmenter la situation. On voit bien aujourd’hui les effets de cette segmentation : on frappe les uns, on frappe les autres, il y a des révoltes, mais on ne parvient pas à franchir le palier politique de la question, c’est-à-dire à surmonter la division au moins en un point. C’est un chantier énorme.
Je pense par ailleurs que des mots d’ordre mesurés de résistance personnelle et d’appel à la vigilance ­doivent aussi être diffusés. Un des aspects les plus néfastes de ce consensus du silence sur ces questions est en effet l’inertie : les gens qui détournent la tête. C’est un des aspects principaux de ce pétainisme dont je parlais : ce n’est pas tant une caractérisation du gouvernement de Sarkozy, mais surtout une caractérisation de l’opinion qui permet à Sarkozy d’être arrivé au pouvoir et de mener sa politique. Le pétainisme n’a jamais été principalement collaborateur au sens strict, il signifiait plutôt une attitude qui pourrait se résumer ainsi : « On va essayer de traverser la période le plus tranquillement possible. » C’est d’ailleurs ce que Pétain avait promis.

Vous continuez d’affirmer votre fidélité à Mai 68 qui fut, selon vous, un mouvement marqué par une alliance entre ouvriers et intellectuels. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les intellectuels en France ?

Je suis moins désespéré aujourd’hui que je ne l’ai été il y a cinq ou six ans. Il me semble que l’hégémonie de la réaction intellectuelle, en gros les « nouveaux philosophes » pour ne pas les nommer, est peut-être enfin en train de toucher à sa fin. On pourrait presque dire que les années 1980 semblent toucher à leur fin. Je le crois pour principalement deux raisons. Tout d’abord, cette vision de l’histoire, qu’on nous a servie partout selon laquelle les droits de l’homme et la démocratie à l’occidentale allaient se répandre sur toute la planète, semble beaucoup plus difficile à soutenir aujourd’hui. Depuis, il y a eu la guerre en Irak, qui fut une véritable saloperie publique. Le capitalisme fait beaucoup de saloperies secrètes, mais celle-ci a été publique et a modifié pas mal de choses. En outre, la récente guerre d’Israël contre Gaza semble avoir marqué les consciences, et même aux États-Unis beaucoup considèrent que ce fut sans doute une guerre de trop. Enfin, la crise économique ne permet plus de dire que le système est formidable et doit s’étendre sans limites. La seconde raison est que les jeunes intellectuels n’ont plus rien à faire des règlements de comptes post-68. Pendant plus de vingt ans, les fameux « leaders d’opinion » étaient presque tous des renégats de Mai 68, qui en avaient imposé une lecture négative, tout comme de toutes les expériences révolutionnaires du XXe siècle. Je vois aujourd’hui chez les jeunes intellectuels une vraie disponibilité à résister contre le système et à réfléchir à des politiques d’émancipation. Ils demandent à ce qu’on leur raconte différemment le XXe siècle. Mais je vois aussi, parmi les gens de ma génération avec qui j’ai des rapports fraternels complexes depuis toujours, comme Jacques Rancière, Daniel Bensaïd ou même Étienne Balibar (et d’autres comme Slavoj Zizek ou Toni Negri), se reconstituer un ­courant qui travaille sur le marxisme et réfléchit à de possibles politiques d’émancipation. Nous étions d’ailleurs tous à la conférence de ­Londres sur Marx, qui a été de ce point de vue tout à fait importante. Je crois donc que l’époque précédente est peut-être en train de s’achever.

Ce qui vous fait dire dans l’ Hypothèse communiste, votre dernier livre, que notre époque devrait désormais être celle « de la reformulation de l’hypothèse communiste »…

Absolument. C’est un travail déjà en cours, qui va certainement passer par des débats très compliqués mais qui va avoir lieu. J’observe aujourd’hui une véritable réinstallation de l’hypothèse communiste, qui va certainement régénérer des débats anciens. Je vois très bien, par exemple, comment il va y avoir une nouvelle mouture du débat entre communisme utopique et communisme scientifique (peut-être avec d’autres noms et ­d’autres formes), du fait notamment de questions comme l’écologie, la décroissance, le caractère naturel ou non du communisme, etc. On le voit avec les nombreuses discussions autour des écrits de Deleuze et aujourd’hui de Negri, qui vont sans doute nous mener vers une nouvelle formulation d’un communisme utopique. D’un autre côté, il y aura sans doute des débats autour des nouvelles figures de la rationalité. Je me réjouis d’avance de ces débats. C’est pourquoi je crois qu’on est à l’orée d’un processus de reformulation de l’hypothèse communiste. Aussi, ce fameux « retour de Marx » dont nous parlent certains grands journaux n’est peut-être pas complètement faux, même si on ne va pas évidemment répéter les mêmes choses qu’au siècle dernier. Et il sera sans doute davantage dans le sillage de Marx que de Lénine.

Daniel Bensaïd a fait une critique de votre livre l’Hypothèse communiste dans sa revue Contretemps , qui finalement vous reproche de rester au stade de l’hypothèse sans vous risquer à la « mise en œuvre politique »…

Oui. En un certain sens, il a raison. Il s’agit en fait davantage d’une différence d’appréciation de la conjoncture que d’une différence idéologique profonde, parce qu’au fond Daniel Bensaïd est lui aussi un chaud partisan de l’hypothèse communiste. Mais il n’est pas vraiment dans ­l’hypothèse de la nécessité de sa réinstallation : il pense qu’elle est acquise et que nous sommes essentiellement face à des problèmes stratégiques et tactiques. Il milite au NPA, et il pense donc qu’il faut reconstruire un parti de façon assez classique. Or, sur ce point, j’ai un fort sentiment de répétition avec, d’un côté, un sympathique soutien aux luttes sociales et, de l’autre, le désir de faire son petit chemin électoral. Pour ma part, je ne crois pas que cela puisse être une matérialisation effective de l’hypothèse communiste aujourd’hui, et je pense que cette formule assez classique du parti est plutôt usée. Je pense, en tant que philosophe, qu’il faut un travail plus en amont pour reposer cette hypothèse comme une « Idée » en direction des gens. Je comprends bien ce que dit Bensaïd, mais la voie choisie par le NPA, considérant que l’hypothèse communiste est là et qu’on n’a pas tellement à s’en soucier, ne me semble pas réellement opérante. Maintenant, si vous me demandez ce qui peut marcher, je vous répondrai franchement que je ne le sais pas pour l’instant. C’est pourquoi je pense que, avant de se mettre à penser les questions de stratégie, il faut d’abord réinstaller à grande échelle – pas seulement dans le monde intellectuel – l’hypothèse, « l’Idée », que quelque chose d’autre est ­possible. Et cela doit commander la question des formes politiques. Je continue à penser que le problème politique central est bien celui de l’organisation, capable de mener des diagonales en direction des différents groupes dans la société et donc de surmonter la segmentation. L’organisation est une question redoutable, dont l’histoire est longue et complexe. Au XXe siècle, on a expérimenté le parti sur le mode léniniste (dont les trotskistes n’étaient finalement qu’une variante), et cela a conduit à une forme d’État articulé sur le parti unique. Il nous faut tirer le bilan précis de cette expérience, qui finalement n’a pas été une figure de l’émancipation. Or j’ai l’impression que Daniel Bensaïd fait comme si le bilan était déjà fait. Pour ma part, je n’ai pas ce sentiment. On est dans une période plus incertaine, plus inaugurale aussi.

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